Les bandes dessinées sont une invention formidables. Qui ne s’est jamais perdu dans une histoire, au fil d’un weekend pluvieux, ou pour alléger un peu une soirée glauque où la fatigue le dispute à la déprime ? Les BD constituent notre fenêtre ouverte sur un imaginaire fou où les bestioles les plus bizarres côtoient des personnages hauts en couleur. Surtout, les BD nous transportent tellement loin dans les territoires sauvages de la créativité qu’elles provoquent chez nous des réactions tout à fait incongrues qui pourraient s’apparenter à l’hypnose ou carrément à la désactivation complète de notre centre de l’inhibition!
J’en veux pour preuve les nombreuses fois où j’ai pu constater des dérives comportementales à la limite du préoccupant chez certaines personnes de mon entourage qui lisaient avidement une BD dans un coin. Ces attitudes particulières sont cependant spécifiques de certains auteurs, ou d’un certain type d’histoire. Gaston Lagaffe détient sans doute la palme en provoquant à coups sûrs des réactions inédites chez ses lecteurs. J’ai ainsi noté que le lecteur s’installait généralement dans une position confortable, souvent avec un pied posé sur la cuisse de la jambe opposé (enfin, des variantes existent pour les femmes porteuses de jupes, chez qui cette posture pourrait sembler inconvenante).
On sent chez ces adeptes une détermination farouche à oublier momentanément le quotidien pour suivre le héros de ces aventures ubuesques, quitte à entrer dans l’habitacle de la célèbre bagnole pourrie jaune et noire que Gaston affectionne. Et au bout de quelques minutes, après le décodage des premières vignettes, arrive l’événement qui ne manque jamais de se produire grâce à de telles lectures. Car dans le silence environnant monte soudain un rire benêt, caractéristique de la lecture du grand Lagaffe, qui traverse l’air et le secoue gentiment. Le rire « spécial Lagaffe » est saccadé, un rien idiot proche d’un ahanement, toujours convaincu, s’étirant au fil des pages avec une régularité d’horloge suisse. À la lecture de ces blagues, le lecteur ressort invariablement guéri avec le genre humain, et semble apaisé des souffrances quotidiennes que lui offre son vécu parfois compliqué. Un peu de simple dans un monde de brutes, et tout s’arrange !
Un autre ouvrage suscite aussi des réactions systématiques, dans un genre un peu plus déluré. Il s’agit de la célèbre série « Trolls de Troy ». Dans la famille, nous adorons nous promener dans la forêt qui jouxte Klostope, siroter du vin du même nom en observant les trolls consommer de l’humain comme on se défoule nous-même sur les bœufs, poulets et autres malheureux porcs. L’humain en prend pour son grade, et les scènes sont tellement gores qu’il est impossible de ne pas rire à gorge déployée à ces descriptions au 18ème degré de nos propres pratiques, l’humour en plus. Les comportements liés à la lecture de tels ouvrages sont quant à eux beaucoup moins discrets que pour Lagaffe, car beaucoup plus rugissants et compatibles avec le déchiffrage d’un livre sur les trolls. On se manifeste donc bruyamment, allant jusqu’à exprimer un gros rire gras avec des exclamations faussement écoeurées lors des scènes les plus ouvertement atroces, ou des soubresauts amusés lorsque les humains se font maltraiter intelligemment par des trolls sans scrupules. Le bilan reste très positif pour ce type de BD, qui éveille chez le lecteur des accès de bonne humeur, et des surcroits d’humour gras que l’entourage assume alors comme il le peut…
Dans un autre style encore, il y a les ricanements légers provoqués par la lecture des aventures d’Astérix, quand les calembours intelligents et les jeux de mots inventés par Goscinny font concurrence aux dessins hilarants d’Uderzo. Et quand ces cons de Romains se font systématiquement bananer par des Gaulois revanchards et têtus, le plaisir est maximal, attendu que les punitions sont souvent démesurées par rapport aux fautes commises, et bon sang… que ça défoule ! De plus, on en perd pas son latin, on le retrouve ! Et les rires provoqués par ces BD est particulier lui aussi, partant en fusées dans l’air quand les gags sont énormes et jubilatoires, ou descendant le long du sol en petits rires entendus lorsque le subtil l’emporte tout à coup sur le gros et gras. Les effets de telles histoires sont aussi terriblement bénéfiques sur le genre humain, qu’il apaise et rend sensiblement plus tolérant aux déboires des concitoyens.
Dans le monde des BD, il y a aussi les fans des Tintins, des enquêtes à la Blake et Mortimer, les pérégrinations de Corto Maltèse… Un style pour chacun, et chacun son style. Il reste que ces trucs en papier devraient être remboursés par la sécurité sociale, tant ils réconcilient souvent le genre humain avec ses congénères. Ou alors, cela devrait être proposé en thérapie dans les hôpitaux, où il est notoire que les patients s’ennuient, souffrent et n’ont finalement pas tant d’occasions que cela de se détourner de leurs soucis de santé… A quand la Bédothérapie ??? Allez, c’est décidé, je proposerai le projet au prochain conseil des ministres !