Ils avaient quoi, 16, 17, parfois 20 ou 21 ans. Ils avaient rejoint le lieutenant Kieffer, un gars, un meneur, qui pensait que les français aussi devaient avoir leur part dans la libération de leur propre pays. Il avait tout monté à mains nues. Convaincu ses supérieurs dans l’armée anglaise et parmi les gradés de France basés à Londres. Vaincu la résistance initiale qui lui refusait ce geste. Il avait recruté les hommes. 177, jeunes mais aussi moins jeunes. Comme cet abbé qui avait alors 30 ans : l’abbé René de Naurois, venu pour soutenir les troupes et apporter de la chaleur et un peu d’amour dans ce qu’allaient vivre les autres. Il y avait René Rossey, 17 ans à l’époque, et puis Léon Gautier, Yves Meudal, Gwenn Aël Bolloré, le docteur Robert Lion… Tous s’étaient portés volontaires pour venir s’engager et vivre le débarquement, dans le but de sauver leur patrie. Tous savaient qu’ils risquaient leur vie, que la partie n’était pas jouée, et qu’ils allaient souffrir. Mais ils y sont allés, avec leur désormais capitaine Kieffer, lequel était déterminé à aller jusqu’au bout de cette bataille contre le nazisme et la dictature. Contre des valeurs qui n’étaient pas les siennes, et contre une France occupée qui ne se ressemblait plus.
Dans le documentaire que je vous décris là (Les Français du Jour J, diffusé sur France 3 la semaine dernière), on apprend l’entraînement terrible qu’ont dû subir ces hommes en Écosse, alors qu’ils se préparaient dès 1941 à ce débarquement dont on leur parlait depuis le départ. Privations, efforts physiques intenses, entrainement au maniement des armes, apprentissage des moyens de combattre dans un corps à corps, quand il s’agit de tuer sans bruit une sentinelle à l’arme blanche… Je me demande ce qu’en penseraient nos jeunes d’aujourd’hui, si on leur proposait pareille formation à 17 ans. Si on leur demandait : « il faut libérer la France, qu’en dis-tu? Te sens-tu prêt à t’engager pour connaître l’enfer? ». Ces jeunes qui s’engagèrent dans ces commandos d’élite n’avaient pas reculé. Ils y étaient allés et avaient mis leurs efforts, leurs espoirs, leur rage de vivre à apprendre ces gestes qui allaient leur sauver la vie parfois, mais contribuer aussi à sauver leur patrie. Voilà bien un terme qu’on entend plus, de nos jours. La patrie. Où l’on entend encore un peu le mot « père ». Le pays de nos pères.
Après l’entraînement vint le moment de vivre le vrai débarquement. Celui qu’ils avaient appris par cœur, le décor, le paysage, sans jamais avoir un nom de village ou de lieu sur les cartes en relief qu’on leur faisait rabâcher. Certains avaient reconnu des endroits qu’ils connaissaient, et avaient eu pour consigne de ne pas en souffler mot aux autres. La surprise était capitale, l’issue de la guerre était en jeu. Dans le bateau qui les emmenait vers les plages, durant cette fameuse nuit qui les séparait de la Normandie, les gamins, les plus vieux et les autres avaient senti la lourdeur du moment. Ils se tenaient serrés dans les fonds du bateau, rendus nauséeux par la peur, le mal de mer, la tristesse de ne pas savoir s’ils verraient le jour se lever, et le jour suivant s’éteindre non plus. Moment poignant où on sent que les plus jeunes prennent toute la mesure de l’engagement pour lequel ils se sont déclarés prêts à mourir. J’ai le cœur serré de cette douleur qu’ils ont dû porter alors qu’ils étaient sur le bord de l’âge adulte. Avec des valeurs, des responsabilités et des devoirs de ces hommes qu’ils voulaient devenir, sans en être encore tout à fait.
J’avais tenu à ce que mes enfants voient ce film. Il me semblait primordial qu’ils comprennent, qu’ils réalisent, et qu’ils puissent se rappeler. Pourtant, quand on était dans ce bateau qui sentait la peur, la transpiration et le vomi, je me suis dit qu’on approchait du terrible. Et j’avais raison. Laé était subjugué, mais semblait dans le même temps incrédule quand les soldats ont commencé à débarquer sur la plage de Normandie du 6 juin 44. Je l’ai fait sortir de la pièce pour qu’il ne voit pas ce qu’il n’était pas pensable qu’il voit. J’ai voulu protéger l’enfance qui ne sait pas encore, et qui n’en a pas besoin non plus. Les obus qui pleuvaient, faisant des gerbes d’eau tout autour des barges, les corps qui explosaient, le sable qui volait, le paysage d’Apocalypse qui avait tout envahi. Et René Rossey, 17 ans, tétanisé par le spectacle, par la peur et par ce qu’il voyait advenir de ses amis, ses compagnons. Jusque là, la mort faisait partie du programme, mais elle restait une vague notion, un truc lointain qu’on imagine sans trop savoir ce qu’il y a derrière. Mais là, dans la folie meurtrière, il n’arrive plus à avancer. C’est seulement quand il voit les bérets verts de ses amis, plus loin sur la plage, qu’il sait qu’il doit se mettre en marche pour les rejoindre. Il faut qu’il y aille. Et il survit à ce jour J qu’ils avaient mis tant de mois à préparer. Les batailles qui suivront pourront être sanglantes et meurtrières à leur tour, René Rossey se souvient de tout, et sa voix se brise quand il évoque ce jour de 14 juillet passé au milieu des ruines, alors que la guerre n’est pas encore terminée, et que l’abbé de leur commandos fait un discours. On ne saura pas ce qu’a dit l’homme d’église ce jour là, l’émotion coupe la parole. Trop d’horreur dans la mémoire, trop de mots retenus qui ne pourront jamais franchir la porte de la bouche parce qu’impossible à traduire.
Au rituel débrief d’après documentaire avec nos deux grands, j’entends des mots comme « courageux », « boucherie », « je ne sais pas ce que j’aurais fait à leur place ». Moi non plus, à vrai dire. Si j’avais été un homme et que j’avais eu leur âge, je ne sais pas. J’espère que j’aurais été m’engager à leur côté.
S’il y a une chose dont je suis sûre en revanche, c’est de l’importance capitale de voter. C’est pour échapper à la dictature que ces hommes sont morts. C’est aussi pour préserver une liberté, un ensemble de valeurs fondatrices, fortes. Pour défendre une conception de la vie, et la vie tout court. Au nom de cela, je ne peux pas ne pas aller voter lorsqu’est venu pour moi le temps de déclarer ce que j’ai dans la tête et dans le cœur. Et j’avoue, j’ai le cœur un peu serré lorsque je constate le taux d’abstention aux dernières élections européennes, et dont l’issue m’a fait mal. Je repense à ces gamins de 16, 17 ans, et j’ai honte. Je me dis qu’on ne prend pas assez la mesure de ce qu’ils ont réalisé pour qu’on en arrive à faire le chemin à des idées marquées par l’intolérance et la fermeture. Car enfin, l’Europe, avant tout ce qu’elle représente sur un plan économique, social, géographique, l’Europe est avant tout un gage de paix. Et ça, le monde semble l’avoir oublié.
Sur ce, je vous laisse avec l’espoir que vous irez vous-même fouiller internet pour trouver ce documentaire fabuleusement bien réalisé. Et en passant, je ne suis pas peu fière d’écrire que Stéphane Simonnet, qui a collaboré à sa conception, est un de nos cousins 😉