Journal de traversée: transat retour 2013

Une physalis, polype (siphonophore) dérivant que l'on trouve sur l'océan et qui ressemble à une méduse

Une physalis, polype (siphonophore) dérivant que l’on trouve sur l’océan et qui ressemble à une méduse

Lundi 6 mai

Après plus d’une semaine de préparation, nous avons quitté Pointe à Pitre. Enfin. La route a été longue avant ce dénouement, avec moultes surprises moyennement réjouissantes… Après le larguage en règle des enfants lundi dernier (le 29 avril), nous avons débuté l’ultime préparation. Au menu : vérification du gréement, des moteurs, de l’équipement de sécurité (lifetag, gilets de sauvetage, lignes de vie, feu à retournement…), liste pour l’avitaillement… Résultat, quelques nouvelles pas très sympas : un hauban à changer, ainsi que le câble de la martingale, qui maintient ensemble les deux coques à l’avant. Éléments de structure qu’il vaut mieux garder en bon état, sous peine de risquer le démâtage… Donc, bon, on prend RV avec les deux gars qui s’en chargent, et en deux jours, c’est réglé ! Next…

Ensuite, on s’aperçoit qu’une réparation qui avait été faite en Martinique un mois auparavant par un plongeur sur les moteurs a été mal réalisée… Résultat, l’argent investi l’a été à mauvais escient, et on est reparti pour une dépense de plus ! Du coup, on est obligés de sortir Lam juste avant le départ ! Ce qui a été fait hier, grâce notamment au super boulot du gars de Fred Marine (efficace et bon marché) : mis sur un ponton flottant, on a sorti Lam hors de l’eau pour pouvoir faire les réparations indispensables sur les moteurs, ce qui a aussi permis aux équipiers de frotter parfaitement la coque. Du gros boulot, mais vite fait puisqu’à midi, on est de retour à la marina pour tout payer et larguer les amarres une bonne fois pour toutes !

Jeudi dernier, David est arrivé le premier. Équipier qui a fait de la voile légère, il est super motivé à l’idée de traverser l’océan, et se montre d’emblée très serviable et efficace. Fred quant à lui arrive samedi, et les deux semblent s’entendre à merveille ! Tous les deux ont des caractères tranquilles, ils s’accommodent facilement du changement, sont malléables, flegmatiques et ont un bon sens de l’humour. Surtout, ils sont extrêmement fiables, une qualité qui nous semblait à Ben et moi indispensable pour ce genre de traversée, un peu plus musclée que la transat des alizées. Chacun prend des initiatives et tâche de se rendre utile de toutes les façons possibles. Je suis chargée de la cuisine à bord, mais ils font à l’occasion la vaisselle et des tâches ménagères sans même que j’ai à demander quelque chose. Je trouve cela éminemment reposant !

Côté avitaillement, tout s’est bien passé, même si la tâche est assez épique pour des trajets semblables ! Ma liste faite, je l’ai comparée avec celle de François, notre pote de Nuit des Temps, qui va partir en même temps que nous. On complète alors chacun nos provisions prévues, et le vendredi, on se lance à l’assaut du Géant du coin. On a loué une voiture pour la semaine, le temps de larguer nos familles et d’accueillir nos équipiers. Ça nous permet aussi de faire les aller-retour pour aller chercher toutes les courses. Il s’agit de s’organiser pour que chacun puisse chercher ses courses, les transporter… alors on désigne David comme équipier de ponton : il chargera les courses de la voiture jusqu’aux bateaux, de même que l’équipier de François. Ben fera des allers-retour en voiture, et François et moi irons fouiller dans les rayons pour prendre ce dont nous avons besoin. On commence par les conserves. Rien que pour les conserves de légumineuses, de légumes et de fruits, je totalise plus d’une soixantaine de boîtes de 700g ! Je compte 32 sacs de pâtes de 500g, et tout est un peu comme ça pour pleins de denrées variées ! Il s’agit de ne rien oublier, car pas de supermarché en pleine mer (ça se saurait ! ceci dit, ce serait un concept à développer). De plus, en cas de changement de route à cause du mauvais temps à éviter, il faut pouvoir se nourrir quand même. Alors, c’est vrai, je prévois large. Mais au moins, je me sens confortable avec le voyage à faire. Et puis avec un peu de chance, on aura pas à faire de gros avitaillement avant deux mois.

Côté préparation, ça a avancé vite aussi les derniers jours. Ben et les gars ont lavé le bateau à grande eau, travail agréable quand il s’est fait sous une violente averse qui nous a tous trempés comme des soupes ! Puis ils ont fixé le dinghy aux bossoirs, et mis le kayak par dessus. Notre ami Luc, du bateau Okolé, a assisté à la scène pendant que je lui coupais les cheveux avant sa propre traversée à lui. Il devrait partir cette semaine, mais plus tard, vu qu’il a des réparations à faire sur son bateau.

Mardi 7 mai

Jeudi, nous avons donc aussi retrouvé avec bonheur nos amis de Wahou. Finalement, ils se sont rendus au François lundi avant nous, et on a fait avec eux notre dernier souper de terrien, lundi soir ! Soirée mémorable et super sympa, au cours de laquelle nous faisons connaissance avec l’équipage de Yaelle, les amis avec lesquels ils sont partis au Vénézuela. Olivier, Flo et leurs 3 marmots étaient là ce matin pour nous dire au revoir. Ils sont tous montés sur le pont de leur bateau pour nous saluer et nous faire de grands gestes en poussant des cris de sauvage au mouillage ! Même Flo s’est fendue de ces sifflements stridents dont elle a le secret en nous hurlant bonne chance. Quel départ !!!

Hier soir, ils faisaient des projets concernant leur dernier mois de nav’ avant leur retour en France, et évoquaient Antigua, Barbuda. Ça réveillait des souvenirs, et nous avions presque envie de leur dire qu’on allait partir avec eux. Ce genre de réflexe aurait été évident il y a quelques mois : retrouver des amis, et décider d’aller ensemble dans une île pour profiter du lieu, des gens… Mais là, Ben et moi avons réalisé en même temps que cette fois-ci, le trip avait changé. Il ne s’agissait plus d’aller d’île en île, de visiter, de vivre au fil de l’eau. Il y avait cette fois un océan à traverser, et une histoire à clore une bonne fois pour toutes. Impression qu’un cap se franchit, presque à notre insu. La réalisation aussi que le lendemain, il allait falloir larguer les amarres une fois pour toutes, et que les Antilles allaient devoir attendre quelques années.

Alors ce matin, après un petit tour à terre, on est remontés sur Lam. Nuit des Temps, qui venait de passer une nuit au Gosier, devait nous rejoindre pour qu’on passe ensemble la Pointe des Châteaux. Quand François et son équipage sont arrivés en vue du François, nous avons levé l’Ancre. On a fait une manoeuvre d’homme à la mer, avant de mettre les voiles vers eux. Nous sommes partis !!! Un peu plus loin après la pointe, nous les avons suivis de si près qu’on les touchait presque, le temps de faire quelques photos.

 

Mercredi 8 mai

David est à la barre (même si c’est l’auto pilote qui fait le gros du boulot !) et surveille l’horizon. « David, mon frère David, ne vois-tu rien venir ? Non, juste le ciel qui bleuoit et la mer qui merdoie ». Voilà un exemple d’un dialogue que l’on pourrait avoir sur Lam. La mer merdoie. Elle est depuis ce matin plus courte et cassante, de longue et tranquille qu’elle était. La météo prévoit des vents plus forts pour les prochaines 24 heures (voire 48 heures…). Avec ça, la mer va encore grossir, et on va tous être bons pour un sacré mal de mer !!! Mais ne nous plaignons pas, cela reste encore gérable. Nous avons déjà parcouru 157 milles nautiques en 24h, ce qui est excellent. Les vents tournent autour de 10 à 15 noeuds, et même la mer est pas encore trop pire (1 à 2 mètres de creux).

L’ambiance à bord était excellente et joyeuse hier (j’ai même eu mon quart d’heure chaton pendant lequel j’ai effectué une danse au poteau (celui du cockpit, mais en gardant tous mes vêtements) pour saluer le départ, sur la chanson que j’adore : Young hearts run free. Vous pouvez la googler, elle donne la pêche ! Aujourd’hui, après la première nuit de quart, je suis entourée de vrais zombis à l’oeil hagard ! Je peux le dire facilement, vu que j’ai dormi tout le long, moi… Du coup, j’essaie d’en faire un max et de faire des quarts de jour en préparant la popotte. Mais là aussi, pas beaucoup de succès : ils ont pas mal la nausée et regardent même parfois d’un peu trop près les contours de Robert, notre seau à vomi national… On soigne ça à coups de médocs, et ça repart !

Du côté de mon travail de bosco, l’affaire est rude. Vu que tout ce beau monde est barbouillé, je cuisine, mais leur appétit d’oiseaux de terre (ceux de mer sont définitivement moins malades !) contribue à faire progresser nos ennemis du frigo, j’ai nommé les restes ! Du coup, il faut se dépêcher de manger ce qui est encore frais, et comme le frigo est plein desdits restes, ça refroidit moins bien, donc ça gâte la nourriture plus vite, etc. Mais nous nous en sortirons ! J’ai cependant commis une erreur mortelle… En empilant dans mon filet à fruits les trouvailles faites au supermarché avant le départ, j’ai mélangé agrumes et autres fruits. GROSSE ERREUR ! Car voilà, je ne le savais pas, mais ces foutus agrumes ont le pouvoir maléfique de gâter tout ce qui passe à leur portée ! Ça n’a pas loupé (même si je les ai rapidement séparés des autres fruits après que plusieurs marins passant pas loin de Lam nous ont fait remarquer que le mélange était une mauvaise idée). Donc j’ai un régime entier de bananes plantains qui s’est rendu au presque pourrissement en quelques jours.. Sans parler des mangues et autres maracujas. Mais bon, on gère comme on peut !

À part cela, nous avons désormais dépassé les dernières îles des Antilles et nous avançons vers le nord. Pas un bout de terre à l’horizon. On se sent un peu seul. Je comprends relativement bien la réaction de certaines personnes qui partent ainsi en mer et développent des paniques à l’idée d’être si loin. Ce n’est heureusement pas notre cas. Tout le monde a bon moral et semble content d’être ici, malgré le mal de mer et la mer pas très douce. Et puis Fred (mon cousin) a répondu tout de suite à notre message sur iridium, en nous disant que beaucoup de gens pensaient à nous. Ça m’a fait chaud au coeur… Et c’est vrai que, depuis notre départ il y a presque un an et demi, on a toujours senti la présence de ces personnes qui nous suivent sur le blog, qui  nous laissent parfois des commentaires ou nous envoient des courriels, des coups de téléphone. Ça me donne l’impression d’une farandole bienveillante dans laquelle je me love avec bonheur dès que je me sens plus tristoune. En réalité, ça me rappelle l’attitude d’un couple de parents avec leur enfant qui fait un apprentissage important. Les parents observent sans trop rien dire, mais font comprendre à l’enfant qu’on veille sur lui et qu’on lui viendra en aide à l’occasion. J’aime bien cette idée. On fait actuellement quelque chose qui nous dépasse, et on a besoin de pouvoir s’appuyer sur ces présences silencieuses et positives. Et je suis toujours surprise de constater que ces énergies sont à la fois connues (la famille, les amis) et inconnues (les lecteurs du blog que l’on ne connaît pas). Comme si une petite communauté s’improvisait au fil des lignes pour vivre à travers nous une aventure quelconque. Un peu comme un groupe de lecteurs part à l’exploration d’un livre écrit pour eux. Magique.

 

 

Jeudi 9 mai

Grosse nuit pas confortable. La mer, comme il était prévu sur ugrib, est devenue plus cassante, avec des vents allant de 18 à 27 noeuds en rafales. Mais, une chance, les vagues n’ont jamais trop dépassé les 2 mètres, ce qui a permis de limiter la fatigue. Néanmoins, il est plus difficile de se tenir debout sur Lam pour toutes les activités courantes, et il faut sans arrêt se tenir aux meubles pour éviter de se flanquer par terre ! Comme l’a dit Ben sur la vidéo, on a l’impression d’être dans une machine à laver, mais c’est sans doute au cycle essorage que doivent carrément se sentir nos amis de Nuit des Temps sur leur monocoque rouleur… Ils sont environ 25 milles nautiques derrière nous, et doivent eux aussi gérer les vagues et le vent. Le gros de ce truc pourri devrait se terminer dans quelques heures, même s’il est prévu que les vents se réveillent de nouveau un peu plus cette nuit. Demain, pétole prévue, alors j’ai promis aux gars de leur faire une tartiflette !

À bord, l’expérience confirme les premières impressions. Les deux équipiers qui nous accompagnent s’entendent très bien et se fondent dans le paysage. Ils font leurs quarts avec ponctualité, et même s’ils ont le mal de mer, on ne les entend pas trop s’en plaindre. Par contre, moi qui avais prévu des quantités gargantuesques de bouffe et de viande pour la première semaine, je dois avouer que j’ai de la peine à écouler mon stock ! Mal de mer oblige (et le capitaine n’y coupe pas non plus), les équipiers ont un appétit de moineau, alors je suis toute seule à manger mes petits plats ! Ce midi cependant, tout le monde a goûté au chili con carne allégé (pas d’épices pour aider la digestion). On se retrouve de temps en temps au poste de barre pour se rappeler de bons souvenirs, ou se donner des nouvelles des gens que l’on connaît. Sympa comme tout. David barre de temps en temps, il a l’air d’y prendre du plaisir, même si les sensations sur un cata sont loin d’être aussi fortes que sur un monocoque. Fred quant à lui est d’une fiabilité exemplaire pour toutes les tâches qui lui sont assignées, et semble se laisser porter au fil de l’eau. Il m’a fait rire hier en me racontant qu’il se sentait ces derniers temps bien au-delà de sa zone de confort habituelle, terrassé qu’il était par un mal de mer lancinant !

Mais aujourd’hui, on dirait que tout le monde s’amarine. Chacun commence à se mettre au rythme de la mer, et à trouver sa place sur Lam. L’ambiance est sympa et légère, et si David et Fred ont eu peur en raison des conditions de mer plus difficiles ces dernières 24 heures, ils ne le montrent pas. De mon côté, j’avoue être étonnamment à l’aise avec cet environnement. Peut-être est-ce dû à la petite expérience accumulée depuis quelques années, ou alors ma confiance totale dans le bateau et l’équipage. Toujours est-il que j’ai fait un quart de nuit hier soir pour permettre à Ben de dormir un peu, et malgré les conditions pourries, je n’ai pas senti d’angoisses comme il m’est arrivé d’en éprouver dans des situations semblables. Il faisait nuit noire, pourtant, les vagues tapaient Lam à l’étrave, parfois de grosses bordées passaient par dessus le bateau pour arroser le cockpit, cela faisait un fracas étourdissant, le vent fouettait les voiles… Mais en même temps, le planton s’illuminait dans l’eau tourbillonnante, et la mer restait assez sage pour le vent. Je ne craignais rien, j’avais confiance. Un lâcher prise qu’il m’a fallu des années pour intégrer, une vague après l’autre. Ce que l’on ne maîtrise plus, il vaut mieux le laisser aller. Rien tant que l’attitude ne permet de passer au travers du difficile.

 

Vendredi 10 mai

Un phénomène intéressant vient de se passer à bord. David et Fred ont toujours un mal de mer un peu lancinant, et sans doute à cause des médicaments, et surtout de la fatigue, passaient beaucoup de temps à dormir entre leurs quarts. Ben jusqu’à ce matin était lui aussi HS, enrhumé et avec aussi un mal de mer carabiné. Du coup, alors qu’au début tout ce petit monde fonctionnait en interaction, avec des rendez-vous quotidiens autour d’un repas, depuis deux jours, chacun vit la traversée de son côté. On dirait qu’ils font le dos rond, en attendant que ça passe. J’ai la chance de ne pas avoir le mal de mer, alors j’essaie de faire mes tâches au mieux et de garder la forme pour être d’une quelconque utilité à bord. Il faut dire que le temps n’est toujours pas fameux. Depuis notre départ du François mardi, on a eu à essuyer des vents qui ne descendaient pas en deçà de 15 noeuds, dans une mer de face et parfois vraiment cassante. Le bateau craque de partout, on l’entend respirer dans les vagues, et le boucan généré par le vent est incessant.

C’est donc comme si chacun était entré en mode de repli sur soi. Les prévisions ne sont pas glorieuses non plus : une dépression au niveau des Bermudes menace de stopper notre progression vers le nord, et plus à l’est, les vents sont orientés nord est, ce qui nous empêche d’envisager une route orthodromique. Pas simple… On va reprendre la météo tout à l’heure, et alors on pourra décider ou non de virer de bord. Mais depuis ce matin, pourtant, un léger mieux, tant au niveau du temps que pour l’équipage de Lam. Ce matin, tout le monde s’est levé, a grignoté un bout et a même poussé le vice jusqu’à échanger quelques paroles ! Il faut dire que le soleil est de la partie, le vent s’est calmé et la mer aussi. Et joyeuse nouvelle, alors que nous les avions semés il y a 3 jours au départ de la Guadeloupe, Nuit des Temps nous a rattrapés et vient de nous envoyer un petit message par VHF !

 

Petit point un peu plus tard dans la journée. On dirait que les ours sont sortis de leur hibernation, et que le mal de mer prend ENFIN le large !!! David et Fred ont commencé à bouger un peu plus, ils ont même mangé ce midi (un record pour leurs estomacs rétifs à toute forme de nourriture depuis plusieurs jours…). Et cet après m’, après une petite sieste bien méritée, on s’est mis à préparer une bonne tambouille tous ensemble. Bon, Ben excepté parce qu’il a encore la réactivité d’un lézard sur sa branche, attendu qu’il nous traîne un rhume carabiné qui lui donne mal au coeur… Mais on s’est donc retrouvés à danser sur les musiques que Fred et moi avons fait passer à fond les ballons dans le bateau. Au menu, des trucs aussi variés que Barry White, ACDC, the Clash ou encore Genesis, sans oublier Mickael Jackson, Coldplay et Eurythmics ! En dansant, préparation de la pâte pour la quiche lorraine au poulet fumé, et écrabouillage en règle des avocats pour le guacamole ! Le tout (en ce qui me concerne) en jurant comme une charretière, parce que, quand même, QUE C’EST BON de ne pas avoir à se retenir pour les enfants !!! Je me défoule donc, et j’en profite. Je goûte aussi au plaisir jouissif de n’être qu’une nana à bord, et pas juste une maman. À temps partiel, c’est bien aussi ! Alors j’en profite, je change de rôle, de veste, et je peux me comporter comme une gamine de deux ans, personne n’y voit rien à redire, et ça m’arrange. D’où les séances passées à me dandiner en m’agrippant aux colonnes d’inox du cockpit, tout en beuglant les paroles des chansons qui passaient avec force grimaces… Du défoulement, je vous dis!

Côté bouffe, c’est un peu la cata, car mes fruits ont été pas mal gâtés par la proximité trop évidente des agrumes avant la traversée, et ils ont donc mûri beaucoup trop vite. Ajoutez à cela l’appétit réservé des estomacs masculins, et vous aurez une idée de mon désespoir ! Durant les premiers jours, je cuisinais des petits plats, chili con carne, potage au giraumon, etc. Et tout m’était renvoyé aussi sec par des visages d’une teinte verdâtre peu appétissante… Mais comme la nourriture se gâtait, je devais faire le max pour ne pas avoir à jeter : DILEMME. Alors je suis ravie de les voir reprendre du poil de la bête, car ils vont enfin pouvoir faire descendre le stock de bouffe à bord, et nous alléger du même coup !

Côté bateau, on avance, et même pas mal du tout. Obligés à cause des vents de faire une route très nord dès le départ, on fait enfin de l’est depuis ce matin. Surtout, les vents se sont calmés, la mer aussi, et on a eu  la bonne surprise d’apprendre que la dépression prévue vers les Bermudes avait peu de chances de nous toucher. Excellent ! Bon, il reste qu’on sera probablement condamnés à faire du près serré pour un paquet de jours encore, mais au moins, on limite les dégâts, car ça reste très gérable. Pour autant, ça ne nous dispense malheureusement pas de nous tenir à tous les meubles pour le moindre déplacement ! On a mis hier le tourmentin avec Ben, et ça a été tout un trafic car il faut en permanence s’attacher aux lignes de vie et réaliser les manœuvres en même temps ! On a remis finalement le génois tout à l’heure, histoire de gagner en vitesse car avec les vents qui sont tombés à 15 noeuds, 2 ris dans la voile, on ne faisait plus que du 4-5 noeuds de vitesse. On fait maintenant des pointes à 7 noeuds, mais pas de quoi pavoiser, car il y a derrière nous un monocoque qui devrait nous dépasser avec un bon 8.5 noeuds de moyenne. Bah, on leur balancera des tomates pourries s’ils passent proche, c’est tout de même pas acceptable, tout ça !

PS pour la tartiflette, ça va attendre, on a plutôt fait une quiche avec les restes de poulet fumé: ça fait de la place dans le frigo ! Mais par contre, j’ai promis des pancakes pour demain matin, si tout ce beau monde se montre prêt à y faire honneur. Comme ça, on pourra inaugurer le sirop d’érable de l’année que Fred nous a apporté du Québec !

PS2 : finalement, on lui a pas balancé de tomates, d’abord parce qu’on s’est contentés de lui envoyer un message par la VHF pour lui souhaiter bon vent, et puis parce que, parmi tous les fruits qui pourrissent sur Lam en ce moment, les tomates sont peut-être les seules qui soient épargnées. J’allais donc pas lui balancer mes tomates fraîches, non mais quoi encore ???

 

Samedi 11 mai

Savez-vous ce que signifie passer une nuit pourrie ?? Moi, ça me ramène à cette période bénie pendant laquelle bébé se réveillait toutes les 2 heures, se rendormait au sein, et se réveillait de nouveau dès qu’on essayait de le mettre dans le berceau. Et ça jusqu’à épuisement total des 2 parents. Boire, dodo, réveil, sans arrêt. Cette merveilleuse période de 3 mois après la naissance de la terreur, pendant laquelle on est en mode survie.

Bon, vous voyez, maintenant ? Appliqué à la transat, ça donne des réveils toutes les 2 heures, mais parce qu’on essuie grain sur grain ! Alors l’équipier est à la barre, bien peinard (rime plate), et soudain, le vent passe de 15 à 25 noeuds, il descend nous avertir, on monte pour régler les voiles, et puis tant qu’on y est, on reste à la barre et on le renvoie à sa couchette. Veille jusqu’au quart de l’équipier suivant, puis rebelote quand ça bastonne de nouveau. Le pied ! Bref, pas beaucoup dormi, et on s’est fait brasser en taberouette, comme on dit au Québec !

Du coup, c’est un peu morose à bord, et c’est dommage, après le super souper joyeux de la veille. De plus, depuis ce matin, c’est plutôt 20-25 noeuds établis auxquels nous avons droit. Alors on a profité d’une accalmie à 18 noeuds avec Ben pour mettre de nouveau le tourmentin, enlevé hier parce qu’il ralentissait notre allure. On tourne mieux, plus équilibré grâce à cette petite voile tempête qui fait du bon boulot. Pour autant, le trip n’est pas terminé. La mer a grossi depuis ce matin et nous fait la vie dure. Imaginez qu’on vous enferme dans un cube, qu’on tape dessus à coups de bâtons (ça c’est le choc des vagues sur la coque), qu’on la lance à 1 mètre de l’eau pour la laisser retomber à plat (ça, c’est Lam qui descend d’une vague en tapant), imaginez aussi que vous voulez aller aux toilettes, et qu’il vous faut vous tenir à une barre pour simplement descendre le pantalon, tellement les mouvements du sol sont désordonnés et violents… Quant à la préparation des repas, elle est tout aussi spéciale ! J’ai épluché mes légumes dehors tout à l’heure pour préparer un boeuf madras, et des vagues ont dépassé le bateau pour se déverser dans le cockpit, mouillant copieusement les légumes que je coupais… Pour rendre le tout encore plus attrayant, les vagues se sont creusées et atteignent désormais 3 mètres, ce qui rend tout inconfortable et bruyant. C’est pour cette raison qu’il y a une heure, nous avons finalement fait tomber la grand voile. On fait une vitesse ridicule, mais au moins on a un bon répit et le bateau est tranquille sur les vagues malgré les 20 noeuds de vent. De quoi se reposer un peu. Je regrette juste que Ben l’ait fait après ma sieste, et pas avant 😉

Petit point météo. Une dépression passe sur les Bermudes en début de semaine prochaine. On l’avait notée, mais on pensait qu’elle se ferait avaler par l’énorme anticyclone qui sévit actuellement au nord des Açores. Que nenni ! Le fichier météo téléchargé aujourd’hui nous a appris qu’elle descendait dans notre direction ! Du coup, nous devons prendre une décision sur la route à suivre. Car les vents qui s’annoncent dans ce merdier seraient de près de 50 noeuds… À peu près de l’ordre de ceux qu’a essuyé l’équipage de ce bateau perdu en mer il y a 3 semaines… Alors on a décidé de rester au sud de la dépression pour la laisser passer (on lui fera coucou de la main, mais de loin). Du coup, le ralentissement est le bienvenu aussi pour cette raison. Point météo demain pour confirmer. En attendant, Ben a appelé mon cousin Fred pour lui indiquer notre stratégie. Il est merveilleux, ce cousin, il fait notre routage par internet et nous envoie ensuite des SMS sur l’iridium pour nous confirmer si c’est OK. Un atout extra dans notre manche bien détrempée par le mauvais temps ! On a tenté de joindre Nuit des Temps depuis hier, mais sans succès. Ils sont trop loin devant. Ils semblent vouloir monter au nord et passer avant la dépression, mais ce serait assez dangereux à notre avis. On les a prévenus de ça, espérons qu’ils feront le dos rond.

 

Dimanche 12 mai

L’ordinateur me rappelle la date du jour. On se perd vite dans le temps ici. Et dans l’espace aussi : notre bateau n’est qu’un petit point perdu dans l’océan sur la carte du GPS. Je profite de mon quart de la journée (6h-9h) pour écrire un peu. Il semblerait que nos équipiers s’adaptent lentement au rythme assez difficile (il faut le dire) de cette traversée. Le mal de mer est contrôlé à peu près, mais il reste lancinant. Surtout, David et Fred semblent surpris de la dureté des conditions, et je les comprends. Malgré la voile unique que nous avons installée à l’avant (la trinquette) pour amortir un peu le choc des vagues, ça s’est remis à brasser sévèrement depuis cette nuit. Des vagues de 3 mètres, très gérables, mais courtes et cassantes, nous font faire des mouvements brutaux et inconfortables. Difficile dans ces conditions de se reposer complètement. Pour soulager Ben qui est encore très fatigué, j’ai fait son quart hier soir (19h-minuit) même s’il est venu me remplacer à 23h30. Il allait mieux ce matin, et c’est important d’avoir un capitaine reposé ! Au niveau de mon job de bosco, il ne me donne pas beaucoup de fil à retordre, les estomacs n’étant pas préparés pour des fêtes gargantuesques ! Je fais en fonction des appétits et ne me casse pas trop la tête. Le boeuf madras d’hier était cependant un peu loupé, parce que la noix de coco utilisée pour ce faire était acide (je ne savais pas que ça pouvait se gâter, ce truc !). Mais bon, j’ai enlevé la sauce, il sera peut-être meilleur aujourd’hui. Et puis j’ai promis à Fred de lui faire un brunch digne de ce nom ce matin, avec oeufs au bacon (il ne me croyait pas quand je lui ai dit que j’en avais !), et j’y ajouterai peut-être une petite ratatouille, histoire de faire un sort aux aubergines qui me restent. On a encore pas mal de fruits frais (des pommes surtout, et des oranges), mais on a pu liquider toute la réserve de viande, et c’est tant mieux, avec un frigo paresseux depuis quelques jours.

Il semblerait que je sois entrée en phase méditative, c’est drôle. Depuis le début de la traversée, j’étais beaucoup impliquée dans le bien être de l’équipage, j’interagissais avec les équipiers, je parlais beaucoup. On dirait que depuis deux jours, c’est plus le temps de l’introversion. J’apprécie les moments de solitude, je me mets à la barre et je me retire dans « ma Ford intérieure » (comme dirait Daddy). C’est extra, d’en être à ce point, car je prends toute la dimension et la signification de ce voyage, chose que j’avais du mal à réaliser jusque là. Je me souviens de ces peurs que j’avais exprimées avant le départ concernant la traversée. Elles sont à présent totalement envolées. C’est fou comme l’incertitude et l’inconnu peuvent susciter d’émotions négatives qui se passent de l’épreuve des faits. Mais confronté à la réalité des choses, un individu est alors capable de mesurer sa capacité à faire face à une situation donnée, et c’est comme si ces peurs pour la plupart infondées s’évanouissaient. La preuve là encore que le lâcher prise est un exercice salutaire. Je le répétais encore à David il y a deux nuits, alors qu’il se sentait impuissant (et peut-être un peu stressé) de naviguer sous voiles dans le noir complet alors que la mer était plus grosse. S’il y a bien une leçon à retenir de la voile, c’est cette acceptation de notre influence limitée sur les choses. J’aime beaucoup cette idée de limites, surtout à l’heure où on entend à la journée longue des couplets invariables sur l’avancée des techniques, les batailles soi-disant gagnées sur la vie et la biologie, etc. Comme si nous avions perdu cette modestie de nos pères (et mères) quant à la complexité fragile et puissante à la fois de ce qui constitue la nature.

Enfin, je m’exerce de nouveau à la méditation quand je suis à la barre, et c’est plutôt facile, quand on songe juste à tous ces mouvements qu’il faut réaliser en permanence pour se maintenir droit ! Le rapport au corps est remis à sa juste place, il s’agit de s’éveiller à ces rappels perpétuels que le corps ne s’incarne jamais aussi bien que quand il est poussé au-delà de ses limites. La fatigue aidant, le défi de devoir toujours ajuster son équilibre, font de ce voyage un exercice salutaire pour le maintien de la pleine conscience ! En même temps, c’est le vent, les vagues, le spectacle d’un oiseau de mer minuscule dans les embruns… Et puis comme les activités à bord sont limitées (les autres ont le mal de coeur juste à imaginer entamer une partie de scrabble !), je m’adapte avec délices à cette solitude tranquille que je n’avais pas connue depuis des lustres.

 

Naviguer en mer, comme l’écrivait une amie, c’est se rendre fragile. C’est contourner les règles établies, les routines toutes tracées du quotidien, pour se mettre sciemment dans une situation de fragilité, où la vie est ce fil ténu qui relie le bateau à une mer parfois débordée de violence, parfois soupirant de calme. Naviguer est une respiration qui vient d’un autre temps, celui des instants suspendus d’une solitude éperdue. On s’arrache à du connu pour s’en remettre aux mains d’une nature imprévisible, qu’on ne peut que se contenter d’accepter comme telle. On doit faire face, on ne peut pas mentir, on ne peut pas tricher. Quand le gros temps arrive, il faut se mettre à nu, se jeter symboliquement à l’eau de la non retenue et de l’élan vital qui nous habite. Naviguer, c’est aller chercher au plus profond de soi les ressources qui nous définissent comme être humain, sans les maquillages, sans les masques de l’habitude. On se défait au fil des vagues de ce qui nous définit dans un groupe social, pour prendre les habits de l’être au sens le plus basique du terme. Les apparences ne sont plus de mise, il faut du vrai, du tangible, de l’efficace. C’est à cette jauge là que l’on reconnait ceux qui nous entourent. Dans ces réactions à ce que la vie donne de plus primaire et de plus animal. La survie, quand elle est remise en question, ne s’encombre pas de faux semblants.

 

Mardi 14 mai

Première belle journée de voile depuis le départ ! On file à près de 8 noeuds avec un cap parfait et très peu de mer, le soleil est de la partie, et les coeurs sont définitivement plus légers qu’il y a deux jours ! David et Fred semblent enfin avoir tordu le cou à leur mal de mer respectif, et se mettent à faire des blagues graveleuses ce qui, dans leur cas, est un signe excellent qu’ils reprennent du poil de la bête ! David nous a aussi démontré hier matin qu’on pouvait se baigner à l’eau salée en traversée. Dans son cas, avec des creux de plus de 2 mètres, le résultat a été plus que sportif, surtout la phase savonnage, mais il s’en est tiré sans un bleu à déplorer et on a tous applaudi !

Ces derniers jours, il arrivait encore que les gars mangent le repas que j’avais préparé, et filent derechef tailler une bavette avec Robert le seau… Hier encore, rebelote avec Fred après qu’il a essayé ma pizza à la ratatouille (la meilleure que Ben ait pourtant mangé, d’après ses dires !). Du coup, il a attendu une demi heure, et s’en est enfilé plusieurs parts d’un coup, histoire de faire bonne mesure. Et ce matin, quand je me suis levée, les restants de pizza (la moitié de celle que j’avais préparée) avaient tous été engloutis par David et Fred pendant leurs quarts de nuit !

Côté activités, ça ne varie pas beaucoup, à cause des mouvements du bateau et du mal de mer lancinant chez certains. Moi, j’aurais bien organisé un tournoi de scrabble, mais apparemment, seul mon estomac arrive à gérer les milles sans se plaindre. J’ai mis des lignes à l’eau ce matin, histoire de taquiner le thon. En fait, on est venu à bout de nos réserves de viande depuis quelques jours, alors on essaie d’améliorer l’ordinaire. Toujours est-il que le poulpe en plastique accroché au bout de la ligne était tellement ressemblant que l’oiseau de mer qui nous suivait à tenté de l’attraper ! Une chance, on lui a enlevé la ligne avant qu’il se l’accroche au bec… Chou blanc pour le poisson, donc, mais ce n’est qu’une question de temps, on réessaie ce soir.

Au niveau de la trajectoire, Fred (mon cousin) nous fait un routage d’enfer à distance. On lui communique chaque jour nos coordonnées, et lui regarde les fichiers météo pour nous aider à trouver les routes les plus sûres et les plus directes. Grâce à lui entre autre, nous évitons en ce moment une bonne grosse dépression qui passe au sud des Bermudes et aurait pu nous causer de gros soucis… Alors nous avons choisi de ralentir l’allure et de ne pas aller trop au nord pour ne pas risquer de la croiser. Au lieu de cela, nous faisons une route plus à l’est, et nous avons mis pendant plusieurs jours la trinquette pour garder un bon cap sans aller trop vite et surtout en stabilisant le bateau dans les vagues qui, ces derniers temps, étaient très pénibles. Une mer cassante et des vagues désordonnées nous ont en effet fait la vie dure depuis des jours, et on était fatigués de ce rythme qui nous oblige sans arrêt à marcher en se tenant aux meubles. Ceci dit, on est pas trop à plaindre : il paraît que chez nos copains de Nuit des Temps, ils devaient marcher à 4 pattes pour circuler !!! De leur côté, ça avançait plus vite que pour nous : ils voulaient dans un premier temps passer avant la dépression. Mais les risques encourus les ont convaincus de ralentir et, s’ils sont plus au nord que nous, ils ne sont pas trop loin. C’est chouette et étonnant, sur des distances pareilles, qu’on arrive tout de même à se suivre. Il est juste dommage qu’on n’arrive pas à se joindre par VHF (l’un de nous à un problème d’émission ou de réception). Pour compenser, Ben et François s’envoient régulièrement des SMS par l’iridium. Demain, il est prévu que le vent se mette à baisser sérieusement. On en profitera pour se faire une soirée vidéo et tartiflette, un plat qu’on se faisait une joie de dévorer avant le départ, et qui a dû attendre pour des raisons d’estomacs en grève…

 

Mercredi 15 mai

Nuit pas cool… Ça brassait sévère, vagues pénibles et vents un peu forts. Non mais, c’est vrai quoi, essayez de tenir droit dans un lit qui tangue en permanence, y a de quoi faire des cauchemars de montagnes russes ! Bref, on était pas en forme au réveil, sauf que. Sauf que nos potes de Nuit des Temps nous ont appelé à la VHF, et pour une fois, on arrivait à les entendre ! Alors tout le monde a sauté du lit, Ben s’est levé avec une banane pas possible, on leur a parlé et on a même aperçu le bout de leur mat à l’horizon ! Du coup, on a tous passé un moment dehors pour voir le soleil se lever (d’habitude, c’est juste Fred qui en profite, vu que c’est l’heure de son quart !). Vu qu’une semaine s’est déjà déroulée (et même plus !) depuis notre départ, nous avons décalé les montres d’une heure pour avaler le décalage horaire. Du coup, le soleil se couche plus tard, c’est sympa.

L’équipage est tout de même assez fatigué, après plus d’une semaine de près serré dans des vents de 20-25 noeuds avec une mer parfois bien peu complaisante. Du coup, c’est toujours une acrobatie de faire les activités quotidiennes. C’est vrai, quoi, essayez, vous, de faire la popotte en équilibre et en tentant de garder la casserole sur le gaz alors qu’on se prend de méchantes vagues de côté ! J’voudrais vous y voir !!! Remarquez, on s’adapte. La première fois que j’ai voulu faire des oeufs au plat dans une poêle avec de petits rebords, mes deux oeufs se sont retrouvés sur le gaz ! Alors ce matin, j’ai pris celle qui avait de grands rebords, et ça a été moins la cata, même si les oeufs ont fait 15 fois le tour de la poêle avant de prendre (j’appelle ça les « oeufs tournés », à l’instar des québécois qui eux, les aiment… retournés)… Pour la lasagne de ce soir, en revanche, pas de chance… La sauce a un peu débordé dans le four, mais pour éviter ça, rien à faire. Bref, l’appétit reprend ses droits et même avec un peu trop d’avance, à voir les quantités que David est capable d’ingurgiter quand il est en forme. Reste qu’avec la fatigue, le mal de coeur revient régulièrement, alors il n’est pas encore question de lâcher complètement nos amis les cachets de Gravol, Nautamine et autre Mer Calme. On doit être à la moitié du parcours vers les Açores, maintenant, ça avance pas mal. On avait mis le tourmentin en fin d’après-midi mais vu que le vent a baissé et que (surtout !) Nuit des Temps nous a grandement devancés dernièrement, Ben a jugé bon de tout redescendre (et un bon quart d’heure de manoeuvres en plus !) pour remettre le génois et de ce fait améliorer notre vitesse… Les vents sont en train de tourner sud, et on a hâte, car on ne sera alors plus obligés de fonctionner au près serré, mais on pourra se mettre à des allures beaucoup plus confortables comme le travers ou même peut-être le grand largue ! En prévision, le reblochon vieillit un peu plus dans le frigo, et la tartiflette va bientôt pointer le bout de ses lardons… On ne parle que de bouffe ! Et c’est vrai que ça occupe pas mal les journées, vu que les gars n’ont pas beaucoup d’activités, mal de mer oblige… Demain, le temps devrait se calmer sérieusement, car la dépression sera passée à notre nord, et nous pourrons profiter d’une belle accalmie. On planifie déjà tout ce qu’on va pouvoir faire dans l’intervalle !

En tout cas, l’ambiance est bien sympa à bord. Les deux équipiers qui au départ ne se connaissaient pas commencent à se « dégêner » comme on dit au Québec, et ils se font de petits délires tous les deux de temps en temps, racontant des blagues qui volent pas haut et riant comme des bossus avec Ben (moi, j’observe et je soupire ;-). Ça fait plaisir à voir, cette sauce qui prend, et les rires qui fusent maintenant pour la moindre petite bêtise. Faut dire que chacun est plus ou moins sorti de son état de prostration initial en raison des maux de coeur, alors c’est plus détendu.

 

Jeudi 16 mai

La mer est toujours un peu grosse, et le vent encore assez fort. Du coup, une fois de plus, la nuit a été mouvementée. Aucun moyen de changer le cours des choses, de tenter d’empêcher le bateau de bouger dans tous les sens, ou de convaincre le ciel d’être un peu plus clément. Le maître mot de notre boulot actuel est celui-ci : l’acceptation. Les anglais ont à ce sujet une maxime que j’aime beaucoup : « Prepare for the worst, hope for the best ». Il est un principe de réalité qui s’impose dans ces conditions, dans les transats comme dans la vie quotidienne : on met ce qu’il faut de moyens pour faire face à une situation, on a tous les espoirs que l’on peut, mais à partir d’un certain point, il faut prendre les choses comme elles sont et laisser aller. Christophe André résume la chose de cette façon : « accepter rend plus calme et plus intelligent. Et donc plus capable de changer ce qui doit l’être. (…) Accepter, c’est s’enrichir et laisser le monde entrer en nous ; au lieu de vouloir le faire à notre image, et n’en prendre que ce qui nous convient et nous ressemble ». (Christophe André, Méditer jour après jour, ed. l’Iconoclaste, 2011). J’aime beaucoup ce livre. Je l’ai lu plusieurs fois déjà. Il semble qu’après chaque lecture, je sois invariablement incapable de redonner les quelques concepts que j’en ai tirés ou assimilés. Non. Il faut que le chemin soit lent. Et je suis oublieuse de ces apprentissages importants. Je lis, me laisse pénétrer par une idée, un concept, une description. On dirait que c’est presque mon corps qui l’enregistre, sans même passer par le cerveau. Il semble que le processus ne soit presque pas conscient. Mon coeur assimile et comprend. La tête, quant à elle, ne suit pas ce mouvement et oublie aussi vite. Mais plus tard, lorsque j’agis, ces principes lus et relus prennent sens et s’impriment dans mes actes, à mon insu. De telles lectures sont incroyablement porteuses, les graines bien enterrées se mettent à franchir le seuil de la terre, ou celui de la conscience, alors même qu’on en attendait rien. Ça pousse en silence et dans le recueillement.

Je profite de cette traversée dans l’espace et le temps pour me replonger ainsi dans de l’important et l’invisible. J’ai noté d’ailleurs ces derniers jours un élément qui m’a beaucoup intriguée. Je me suis aperçue que j’étais totalement dans le présent depuis notre départ de Guadeloupe. Les Antilles sont déjà loin derrière, et je n’y pense tellement plus que j’ai presque l’impression d’avoir oublié de leur faire mes adieux. Comme si j’étais partie dans la précipitation et toute l’anticipation de la traversée à venir. De la même façon, la France vers laquelle on se dirige si lentement ne m’apparaît que dans un futur lointain. Je ne peux rien appréhender ni même imaginer, notre avenir là-bas étant encore bien trop flou et dépendant de trop de facteurs. Donc, pour une fois, je suis dans le présent sans faire d’efforts. Plus dans le passé, pas encore dans le futur. Mon futur à moi, c’est l’anticipation du prochain repas à préparer, ou du changement de vent à venir. Le reste, c’est de l’instant, une succession d’instants qui se succèdent comme les vagues qui nous entourent de toute part.

 

Vendredi 17 mai

Ce matin, en me levant, il faisait plus frais. Il faut dire que, depuis quelques jours, le Nord nous gagne, et on supporte allègrement la petite laine, même au soleil… En revanche, grand calme sur la mer… C’est la première fois depuis le début de cette transat qu’on a aussi peu de vent et que la mer est aussi plate. Grosse joie à bord, le mal de mer prend la tangente, et on sait qu’on en a pour quelques jours ! Une accalmie qui arrive à point, après plus de 10 jours de grosse mer et de vents parfois vraiment forts. Nos amis de Nuit des Temps, que nous croyions avoir semés hier soir (par petit temps, ils sont plus lourds et moins rapides que nous, qui sommes deux fois plus légers – même avec la tonne de bouffe embarquée avant de partir ;-), nous ont finalement rattrapés pendant la nuit. On se tire la bourre eux et nous depuis que nous les avons retrouvés, et les conversations VHF sont assez rigolotes parfois. Ce matin, petite surprise, on a cru qu’un bateau de la US Navy cherchait à nous contacter. Finalement, ils nous ont expliqué qu’ils pensaient que nous avions cherché à prendre contact avec eux…

Trève de bavardage, nous avons fait partir les moteurs pour avancer un peu plus vite qu’à 3 noeuds à l’heure. Et au bout d’une heure, nous avons décidé de nous baigner ! C’est vrai, quoi, un soleil magnifique, pas de vent, c’était parfait ! Tout le monde à poil, et on saute à la flotte qui est encore à 21 degrés ! Sur quoi Ben, au bout de quelques minutes, décrète : « Bon, OK, on a vu ce que c’était que de se baigner dans l’eau à 20 degrés, maintenant tout le monde à bord, et on repart vers les Antilles, où elle est à 26 ! ». Mais non, on lui a expliqué qu’on allait quand même continuer, même s’il avait le moral à terre à l’idée de quitter la chaleur antillaise… Du coup, on en a aussi profité pour faire une petite lessive. Écolo, s’entend : on lave à l’eau de mer, on rince à l’eau de mer, puis on rince de nouveau avec un minimum d’eau douce. Cela a fait du bien au petit linge, qui sèche encore dehors. On a aussi fait sécher nos draps au soleil, ainsi que les coussins du carré, humides de sel depuis des jours.

De plus, Ben a mis en route le dessalinisateur. C’est la première fois qu’on  le fait fonctionner depuis le départ. Il est vrai qu’avec les mers houleuses qu’on a eues jusqu’à maintenant, pas moyen de s’en servir sans risquer de le désamorcer. De plus, nous avions chaque jour très peu de soleil, donc nous avons dû nous servir des moteurs quelques heures par jour pour ne pas trop vider les batteries, qui travaillent fort à cause du pilote automatique et du frigo. Mais côté consommation d’eau, on a battu tous nos records. Car après 11 jours de mer, nous avons seulement consommé un peu plus de 150 litres en tout !!! Cela comprend l’eau à boire, bien sûr, mais aussi l’eau pour faire la cuisine, la vaisselle, et la lessive, ainsi que les microdouches que nous avons prises une fois ou deux. Un excellent bilan, donc.

Pour finir de fêter cette journée mémorable, j’ai préparé la fameuse tartiflette que nous comptions faire depuis le début de cette transat. Elle n’a pas fait long feu, ma foi…

Côté faune océanique, notre butin est assez maigre… Pas aperçu un seul dauphin, ni aucune baleine non plus. En revanche, nous avons remarqué depuis plusieurs jours une forme au fil de l’eau qui nous intriguait beaucoup. Et comme ce matin la mer était presque plate, nous avons pu voir la bestiole de plus près. De loin, on dirait une forme transparente en demi lune, bordée de rose et qui flotte à la surface de l’eau. De plus près, on se rend compte qu’il s’agit en fait d’une espèce de méduse ! On peut voir de longs filaments bleu marine traîner dans l’eau juste en dessous. Curieux… J’avais d’abord pensé à des peignes en plastique qui flottaient debout sur l’eau !! Un autre type d’animal que nous apercevons régulièrement : les oiseaux. Ils sont souvent solitaires, volant au ras de l’eau, surtout quand la mer est calme. Ils sont impressionnants, semblent aller leur chemin en sachant où ils vont, même si rien n’indique la terre avant des milles et des milles. J’avais coutume de dire « seul comme un chien », mais à présent, je dirai plutôt : « seul comme un oiseau de mer »…

 

Enfin petit point météo. Nous pensions avoir une fin de transat plus calme jusqu’aux Açores, avec des vents plus portants et calmes. Que nenni ! C’était compter sans une charmante petite dépression qui devrait pointer le bout de ses nuages dès lundi soir ! Du coup, aujourd’hui, nous faisons route plein est en profitant du peu de vent pour avancer au moteur. L’idée est de rester au sud de ce truc méchant, et d’avoir moins de route à faire en vent de face jusqu’à l’arrivée aux Açores. De toute façon, on a un mauvais sort et il va falloir l’assumer jusqu’au bout : ça aura été du près serré tout du long, ou presque !!!

 

Dimanche 19 mai

La journée d’hier a été exceptionnelle ! Petit vent de sud-sud est (environ 10-12 noeuds), mer plate, grand soleil, il faisait presque chaud ! Mais il faut se résoudre à garder le pull en tout temps, à présent, l’air est de plus en plus frais… Nous avons commencé à pêcher depuis deux jours, mais peine perdue, les poissons se montrent très timides, et nous sommes encore bredouilles… Avec la dépression qui arrive lundi, il va encore nous falloir attendre avant de prendre un repas frais avec poissons inclus !

On a eu les enfants au téléphone. C’était si bon d’entendre leurs petites voix sucrées… Seul Laé a refusé de prendre le combiné. Trop d’émotions pour lui. Je le sais secret et retiré en lui-même, quand c’est trop difficile pour lui. J’ai cependant entendu les déclarations d’amour à travers le silence. Ses frères ont la grande forme, et semblent toujours ravis de leur vie terrienne. Mes parents leur font faire un peu le tour de la famille. C’est un événement, le fait qu’ils débarquent dans ce pays tout neuf pour eux, et qu’ils y retrouvent une famille qu’ils n’ont presque jamais vue… J’aime l’idée qu’ils revoient tout ce monde sans nous, et qu’ils se fassent chouchouter ainsi ! J’ai parlé aussi à Granny, qui semble bien s’accommoder de leur présence et qui me dit qu’ils sont très gentils. Je suis heureuse que tout se passe bien pour eux et que cela reste un plaisir pour chacun. C’est aussi un soulagement de les savoir ensemble, tous.

David et Fred ont cependant vu deux dauphins au moment de la sieste, ils sont apparemment sortis de l’eau pour faire quelques sauts, puis sont repartis avant que Ben et moi ayons eu le temps de les apercevoir. En revanche, Ben a pu réparer le pilote automatique avant que la situation ne devienne critique… On entendait une pièce rouler quelque part, lorsqu’on était dans notre cabine. On s’est donc mis à chercher partout d’où venait le bruit (par expérience, il faut toujours faire confiance à l’instinct qui nous dit que quand ça arrive, quelque chose ne tourne pas rond, sur un bateau…). Finalement, Ben a découvert que le secteur de barre était presque entièrement dévissé !!! On a donc arrêté le bateau, et il a tout nettoyé puis remis en place. Nous avons averti Nuit des Temps de ce contretemps (poétique, cette phrase !), et ils ont gentiment décidé de nous attendre, au cas où nous aurions besoin de leurs conseils ou de matériel. On les a rejoints un peu plus tard, et pour nous récompenser de nos efforts, François dit à la blague qu’il veut bien nous filer une bière. Nous, on ne le croit pas sur le coup, mais il s’obstine à nous attendre, et va jusqu’à nous demander combien de bières on aimerait avoir ! Alors s’organise l’abordage du siècle : nous rejoignons Nuit des Temps à fonds de cale, et David, armé d’une gaffe au bout de laquelle pendouille un bidon, fait passer le tout à nos amis qui le récupèrent avec leur propre gaffe. Une poignée de secondes plus tard, nous voilà équipés de 4 bières fraîches que nous allons boire à la santé de nos potes ! On quitte Nuit des Temps, qui se traîne un peu dans la brise trop légère pour leurs 15 tonnes (ça change de ces journées à 20 noeuds où ils nous passent devant à l’aise aux allures de près…). Le soir même : apéro à la bière et aux chips chinoises, suivi d’un repas de cassoulet en boîte ! Repus, les gars peuvent commencer les quarts, on a plus qu’à digérer tout ça…

Côté organisation, on s’est finalement mis directement à l’heure des Açores, en temps universel. On aurait pu s’en tenir à une heure par fuseau horaire mais : 1) il fallait chaque fois démonter l’horloge, sachant que les vis qui la maintiennent ne sont presque plus efficaces… 2) il fallait chaque fois adapter le corps à un nouveau rythme, ce qui est assez fatigant. Bref, les quarts de nuit débutent désormais au coucher du soleil, c’est à dire à 23h le soir ! Et je commence mon quart du matin au lever du soleil, à 8h. Entre les deux, on essaie de garder des horaires de repas comme avant, ce qui nous donne des repas de mi  journée vers 14-15h, et le soir vers 21h ! On se croirait en Espagne, ma foi !

 

Lundi 20 mai

Osciller toujours entre la lumière et l’ombre. Savoir que rien ne dure toujours, qu’il faudra sans cesse se placer dans la demi teinte, dans une ouverture qui admet le mal et le bien, le dur et le facile. Apprendre. Apprendre à rester ouvert. À tout ce qui vient, qui nous effleure du pan de la vie. Prendre la mer comme elle vient. Une vague après l’autre. S’entraîner à accueillir aussi bien la vague cassante et sèche de la tempête, que l’onde tranquille du beau temps. Résister à l’envie de fuir l’une et de prolonger l’autre. Non. Tout prendre. Savoir en retirer ce qu’on peut en apprendre. Grandir dans le tout, sans se fermer à des expériences et rester obstinément ouvert à d’autres. « Prepare for the worst, hope for the best » dit le dicton. But remain open to it all. Les bouddhistes nomment cela équanimité.  S’entraîner à cela serait le gage que, quoique l’existence ait à offrir, nous sommes prêts. Nous accepterons la mer démontée que nous ne pouvons éviter, mais aussi le calme plat sans un souffle qui nous immobilise. Autant que la brise parfaite qui nous mène à bon port.

J’aime cette idée d’accueil unilatéral et généralisé à toutes expériences. C’est peut-être une des clés d’un bonheur que l’on s’échine à rechercher, sans voir qu’il est déjà là, présent. C’est lui qui nous relève dans le malheur. Pour peu qu’on y soit attentif. Car même quand la mer est grosse et menaçante, elle est magnifique. Je me souviens de cette nuit au large du Cape May, au sud de New York. Cette nuit impensable durant laquelle nous avons, Ben et moi, affronté une tempête qui n’était prévue nulle part. À l’échelle de notre petit monocoque de l’époque, cela semblait presque un ouragan. Des vagues de 4 à 5 mètres, déferlantes et dont la violence menaçait à chaque seconde de renverser notre bateau. Nous qui avions alors trois jeunes marmots qui tentaient de dormir dans leur cabine. Ils avaient d’ailleurs dormi avec leurs gilets de sauvetage. On ne savait pas ce qui allait se passer. J’avais dans la tête cette éventualité qu’on allait peut-être couler, mourir dans cette mer soudain indocile. J’étais même prête. Ben et moi faisions de notre mieux pour rester à flot, mais j’étais prête. Nous avons passé cette nuit dans une terreur froide, résignée. En même temps, je me souviens de détails très vivants. La beauté sauvage de cette mer décousue, déchirée, qui éclatait en vagues blanchies d’écumes. La lune, qui nous avait accompagnés tout le long, éclairant pour nous ces déferlantes qui se brisaient sur le bateau, comme si elle voulait que nous puissions donner le bon coup de barre pour l’éviter. Une aventure, dans tout ce qu’elle peut avoir d’extrême, d’ultime. Et en même temps, le visage de Ben qui se repose dans un coin du carré alors que je barre pour qu’il puisse dormir. Les cahots du bateau, brutaux et cassés. La longueur du temps qui s’étire plus que d’habitude. Et moi qui me répète : « avancer, toujours, une vague à la fois ».

Il en est ainsi des moments difficiles comme d’une marche en montagne. Quand l’objectif est encore loin, et que la route est astreignante. On courbe l’échine, on se répète « un pas à la fois ». On attend que ça passe. Et il y a une vie dans cette dureté. Une beauté aussi. L’épreuve n’arrive pas pour rien, elle nous fait grandir. À nous de faire pousser ce qui sort à peine, au lieu de le piétiner. Équanimité. Ouvert à tout ce qui s’offre. En mer comme sur terre. Et dans le ciel ?

 

Jeudi 23 mai

Les deux derniers jours ont été éprouvants. Après l’accalmie du week end, nous avions retrouvé la pêche, les blagues fusaient à bord, et Fred et moi entamions régulièrement des danses improvisées selon les musiques qui passaient sur l’iPod… Et puis les prévisions météo nous sont tombées dessus… Au programme : deux dépressions prévues jusqu’à jeudi !!! Deux  en quatre jours ! On était pas mal écoeurés, mais prêts à faire face. Dans le but de les éviter autant que possible, nous optons pour une route à l’est plutôt qu’au nord, chose réalisable grâce aux vents sud-sud est qui nous poussent dans la bonne direction. Grand bien nous a fait ! La deuxième dépression est morte de sa belle mort, et la première ne nous a que frôlés ! Nous avons eu à gérer une mer plus désagréable (mais pas pire qu’au début de la traversée) et des changements de voilure à gogo, mais nous avons survécu ! À quatre, nous gérons à présent comme des pros la mise en place du tourmentin, et on ira peut-être jusqu’à s’entraîner à le faire les yeux fermés… Mais une chose est sûre, on a réussi à le faire par 25 noeuds de vent avec des vagues qui se brisaient sur le trampoline, je crois qu’on peut presque tout faire !

Il reste que nos équipiers manifestent sans trop se cacher une envie de plus en plus pressante d’arriver… On les sent fatigués, ils semblent s’ennuyer pendant la journée. Grosse victoire pour Fred cependant aujourd’hui : il est arrivé à lire en entier un livre, sans avoir pris un seul médicament contre le mal de mer de la journée ! En revanche, presque tous les soirs, les dauphins viennent nous voir. Les premiers sont arrivés il y a une petite semaine, ils étaient tout petits, jolis et habiles dans les flots. Depuis quelques jours, ils sont plus élancés et grands. Ils font la course avec l’étrave de Lam et sautent hors de l’eau avec une joie manifeste. Chaque fin de journée, nous les guettons depuis le poste de barre, et ça ne loupe presque jamais, ils débarquent, et c’est la fête !

Côté bouffe, on arrive à la fin des produits frais. On les aura gardé longtemps, une chance ! Il nous reste encore quelques fruits frais, un record après qu’ils ont été copieusement arrosés d’eau de mer par des vagues géantes quotidiennes… L’équipage, délivré du mal de mer, a désormais un appétit d’ogre et je dois veiller au grain pour nourrir tout ce beau monde. Il faut aussi prévoir des restes pour la nuit, car les équipiers de quart sont capables d’aller piocher dans le frigo sans vergogne. Pire que des souris ! Pour autant, ils ne sont pas nécessairement très actifs dans la journée. On les sent en hibernation partielle, ils dorment tout le long, ou s’allongent pendant des heures dans le cockpit lorsque le soleil daigne nous rendre visite.

On sent la fin de la première partie de cette transat approcher, ceci dit. Sur le GPS, on aperçoit désormais les Açores quand on grossit un peu la vue, et on est à deux jours de l’arrivée, selon toute vraisemblance. L’ennui, c’est que la météo prévoit des vents contraires jusqu’au bout, mais au moins, ils seront assez faibles pour nous permettre de faire du moteur et arriver samedi ou dimanche.

Le truc rigolo de l’affaire, c’est que nous restons toujours dans le collimateur de Nuit des Temps ! On s’essaie tour à tour à des appels radio, et dès qu’on est dans un rayon de 5-6 miles nautiques, ça fonctionne ! Hier encore, on apercevait leurs voiles à notre tribord, et Ben échangeait ses blagues à l’envi avec François sur la vitesse de chacun. La nuit, la lune vient désormais nous éclairer, ce qui rend le paysage fantomatique et vraiment beau. On voit l’horizon, traversé d’une traînée argentée qui étire ses fils lumineux sur la crête des vagues.

 

Vendredi 24 mai

La fin de la première partie de ce voyage approche. Déjà, on aperçoit les îles des Açores sur la carte du GPS. Déjà, on compte en heures et non plus en jours. Près de moi se répand le fumet délicat du pain que je viens de faire cuire. J’ai essayé une nouvelle recette à la farine de sarrazin. Cela donne un pain moelleux, au goût plus subtil qu’avec la farine habituelle.

À bord, l’ambiance change, à mesure que l’arrivée approche. Le gros temps semble  avoir pris le large, et c’est tant mieux car nos corps finissaient par accuser une drôle de fatigue. Et puis une douce indolence s’empare de nous dans la journée. Quand tout un chacun était volubile et manifestait un semblant d’activité il y a quelques jours, on est à présent plus centré sur soi et concentré sur des pensées éparses. Chaque personne se retrouve à lire pendant des heures dans un coin du bateau, ou à rêver le nez accroché à l’horizon, ou encore à dormir pour rattraper les heures perdues dans les veilles de nuit. C’est une atmosphère de retrait généralisé. J’avoue que ce silence me fait du bien et que je l’attendais depuis des jours déjà. J’aime la quiétude qui s’en dégage, les rapports réduits à leur strict minimum et concentrés au moment des repas. J’ai l’esprit qui s’évade, et je goûte mieux aux joies secrètes de ce contact avec l’immensité.

En regardant au loin ainsi m’est venu le sentiment diffus du manque de gratitude dont nous, humains, font preuve à l’égard de ce qui nous entoure. Peut-être n’est-ce que l’apanage des sociétés dites « développées », celles qui ont introduit dans les relations des accès à une abondance, qu’elle soit véritable ou de surface. La multitude des choix et des possibilités, l’abondance des biens et des produits, rend le commerce humain et les échanges presque révoltants. On dirait qu’on ne sait plus s’émerveiller de ce qui est donné. La nature est prodigue de ce genre de cadeaux qu’elle distribue sans y penser. La pluie, le soleil, la végétation souriante, le cycle des saisons, les produits de la terre dont on se nourrit chaque jour. Nous semblons aveugle à cet enchaînement inextricable de circonstances improbables qui font que la vie peut exister. Nous semblons prendre pour argent comptant ces heures silencieuses passées par d’autres que nous, par des processus naturels et par des animaux et qui ont pour objet la satisfaction de nos besoins. Combien pensent à remercier pour la nourriture, pour le temps donné, pour les gestes accomplis par d’autres pour que nous soyons plus à l’aise, plus contents, plus sereins ?

J’aime à penser que la pratique de la présence consciente rétablit ce désordre injuste causé par un accès démultiplié à du trop, trop vite. J’aime entraîner mon esprit à remercier chaque jour. Pour l’amour des miens, pour la chaleur du soleil, pour l’apaisement de l’eau lorsque j’ai soif, pour la beauté des paysages qui s’offrent sans rien demander en retour. Pour cette prodigalité dont je profite sans arrêt et dont je n’ai pas toujours conscience. Si on pouvait de temps en temps poser ce geste un peu hors des règles, qui consiste à remercier un enfant d’être en bonne santé, une serveuse de faire son travail avec sourire et diligence, un légume de son goût délicat, un coucher de soleil de sa beauté… La vie serait sans doute différente. Peut-être qu’en pensant au temps que cela prend pour une salade de devenir ce qu’elle est quand elle finit dans le saladier, on prendrait plus le temps de savourer son goût subtil, de mâcher ses feuilles fragiles. Peut-être que si on prenait la mesure des efforts consentis par un enfant pour rendre un travail bien fait, on aurait tôt fait de lui exprimer notre gratitude pour le geste d’amour qui se cache derrière le labeur. Peut-être que si on réalisait combien est important le cycle de l’eau dans un écosystème, on en boirait le résultat avec une conscience et une reconnaissance décuplées.

J’aimerais me persuader de l’importance de relier chaque chose à ces efforts consentis pour garantir son existence. J’aimerais me rappeler toujours de la négligence continuelle qui nous fait oublier que nous sommes tous interdépendants, et que dans cette roue aux multiples liens, nous devons réaliser que nous ne sommes rien sans la présence et le travail des autres. Cela inclue la nature, ce qu’elle produit, et tout ce qui nous entoure. J’aimerais que l’on s’éveille plus à une conscience supérieure qui dépasse le petit quotidien dont nous sommes dépositaires, et que l’on cesse de croire sans arrêt que tout nous est dû, que tous les gestes posés sont naturels pour assurer notre confort et notre sécurité. J’aimerais, enfin, que cesse cette attitude enfantine et égocentrique qui nous fait penser que nous sommes plus importants que les autres et que, à ce titre, les efforts réalisés pour nous sont souhaitables et n’appellent aucune contrepartie. La gratitude est le lien qui nous unit à du plus grand que nous. Elle est ce gage que nous ne nous contentons pas de vivre pour être bien, mais qu’une dimension spirituelle nous enlève à la terre pour nous faire voyager plus haut, plus loin. En prenant la dimension de tous ces cadeaux qui nous sont faits au cours de notre existence, j’ai le simple désir de rendre un peu de ce que j’ai reçu, de faire voyager au-delà de mes frontières propres ces énergies reçues d’ailleurs, d’autres personnes qui m’ont fait le don de présents insoupçonnés, comme de beautés rencontrées ça et là au fil des jours. Cela réveille en moi le besoin de remercier, et de devenir un lien pour transmettre, partager, consentir, au sens de « sentir avec ».

Je remercie le soleil, la mer, les étoiles, le ciel pour le spectacle quotidien. Je remercie les êtres qui me sont chers et qui me font grandir, pour ce qu’ils sont de vivants et de personnes aimantes. Je remercie les personnes qui m’entourent et me font confiance, pour cette ouverture et l’énergie dirigée pour rendre les choses plus belles. Je remercie la vie, pour les occasions offertes de grandir et de devenir quelqu’un de différent, plus ouvert, plus conscient.

 

Lundi 27 mai

Samedi dernier. Derniers milles avant l’arrivée aux Açores. Nous sommes fatigués, heureux toutefois de bientôt pouvoir s’amarrer à un quai… Le vent est tombé depuis deux jours. Il est maintenant de face, nous avons allumé les moteurs. Soudain, au milieu de la matinée, Fred lève la tête : « Mais, ce ne serait pas une île au loin, là-bas ?? ». On regarde dans la direction qu’il indique. Mais oui ! On aperçoit très loin à l’horizon une masse mauve qui ne ressemble pas à ces nuages qui bordent l’horizon jour après jour. Voilà Faial, l’île que nous visons depuis le départ ! On comptait faire un petit arrêt à Flores, apparemment la plus belle d’entre les belles, mais le vent nous contrariera jusqu’au bout et nous avons abandonné l’idée d’une escale là-bas. Alors va pour Faial !

Le moteur ronronne, on espère avoir assez d’essence pour le trajet, mais de petites montées du vent nous font comprendre qu’on devrait s’en sortir avec voiles et moteur. Le chemin est long, nous sommes frigorifiés car le soleil nous a quitté depuis un moment, et nous regardons l’île grossir au loin. C’est long… longtemps !

En début de soirée, nous estimons l’arrivée à Horta vers minuit. Dommage pour nous, le Peter’s bar, ce ne sera pas pour ce soir… Nuit des Temps, qui nous a rejoints depuis la nuit, navigue à nos côtés. Comme nous, ils verront défiler toute la journée les « troupeaux » de dauphins qui nous poursuivent avec une joie manifeste. Ils s’approchent en bancs épars et de partout à l’horizon. Comme ils sont loin et qu’ils veulent nous épater, certains arrivent en sautant allègrement hors  de l’eau. On se croirait à Marineland, ou alors ça ressemble aux galipettes de Jojo quand elle était en forme et jouait avec nous aux Saintes ! Mais nous, chaque fois sous le charme, nous rappliquons à l’avant de Lam pour observer leurs formes gracieuses se lover dans l’eau comme des oiseaux dans l’air, avec une aisance et une bonne humeur qui nous font rire et sourire à n’en plus finir. C’est merveilleux, de voir ces animaux jouer avec le bateau ainsi, comme si rien d’autre n’était plus important à ce moment là que de sauter dans les vagues et de foncer à toute vitesse le long d’une étrave. Plus tard encore, le soleil se couche. On a tous tacitement décidé de rester éveillés pour cette arrivée magique. Car quand il s’est couché ce soir là, le soleil, c’était dans des habits rougeoyants de pourpre et aux liserés dorés qui laissaient des vagues ourlées d’or mourir dans le grand bleu. Ce fut long, magnifique et différent à chaque seconde. Puis la lune a pris le relais, une ou deux heures après. Car je barrais et, derrière la grand voile, j’avais aperçu sur la mer une traînée lumineuse que je ne m’expliquais pas. Quand je me suis levée pour regarder ce que c’était, elle est apparue. Il y avait des nuages lourds dans le ciel, ce soir là, devant nous. Des nuages ardoises et opaques. Mais une ouverture a laissé naître la lune. Pleine, ronde, et… rousse. Une lune énorme, un miroir du soleil levant, orange et souriante. Une lune comme je n’en avais jamais vue. Elle est passée, s’est levée dans l’écrin des nuages qui lui ont fait une place momentanée, pour disparaître ensuite derrière le rideau opaque. N’empêche, on l’avait saluée entre temps. C’était à pleurer tant c’était beau. Et là-dessus, pour nous faire rire et nous tenir éveillés, j’ai mis Georges Brassens. Je chantais à tue-tête en préparant une tisane à tout le monde, riait des paroles de « À l’ombre des maris » et hurlais à l’océan que « quand on est con, on est con ». David et moi nous sommes tapés la fin de la soupe aux lentilles, aux pommes de terre et au curry (eh oui, même à 23h, c’est super bon, surtout avec le froid polaire qu’on avait !). Finalement, notre patience a eu raison de l’arrivée. On a fini par se glisser dans le port de Horta, derrière Nuit des Temps, que nous cherchions partout ! Ils avaient simplement trouvé une place à un endroit très spécial qu’on leur avait désigné (il y a des gens de la marina qui restent éveillés toute la nuit pour les arrivants comme nous). En fait, faute de place, les bateaux ici s’amarrent à couple. Le principe est tout bête : un bateau est amarré au quai, et vous vous amarrez vous-même sur ce bateau. Chouette ! Ça permet une reproduction intéressante : quand on amarre un monocoque avec un cata, ça donne parfois des trimarans ! Trève de plaisanterie, Nuit des Temps se met à couple avec un autre bateau. Le truc comique, c’est qu’il y a déjà deux autres bateaux amarrés à couple avant eux ! Donc ils s’amarrent avec les gens, et nous, on finit par s’amarrer sur eux ! Résultat, entre le quai et nous, il y a maintenant… 3 bateaux ! Autant dire que pour sortir le lendemain, il faut enjamber les filières de tous ces bateaux ! Une chance pour nous : il s’agit du ponton essence ! Une aubaine. On pourra faire le plein facilement demain.

Mais pour nous, il s’agit de ne pas traîner. François nous a promis un coup à boire sur son bateau, à défaut de pouvoir le faire au Peter’s bar dont Ben nous rabat les oreilles depuis des semaines… Alors après l’amarrage, on file sur Nuit des Temps. Et ça ouvre des bouteilles de bière (vous connaissez le principe de la turbo bière ? Elle désaltère, et prépare la voie à ce qui suit), et ça enchaîne sur un ti punch bien serré, et ça se raconte des anecdotes sur la traversée, et ça s’exalte sur les vitesses de chacun, sur les nuits sans sommeil, et ça décrit les journées de merde autant que les petites joies des presque 3 dernières semaines… On ne les arrête plus ! Tout le monde est soulagé d’être arrivé, on sent aussi une petite fierté collective flotter dans l’air, les rires fusent et les poches sous les yeux n’effacent pas la lumière qui brille dans les regards. Je les largue vers 1h30 du mat’ (on est finalement arrivés à minuit et demi) et les gars rentreront au bercail à 3h !!!

 

Dimanche. Lever finalement assez tôt, on déjeune et on se met au boulot. Il faut laver Lam dans tous les sens ! David se met à frotter la coque dehors, Fred se charge de la coque bâbord, et moi je récure le carré. Le capitaine, après 3 semaines de bons et loyaux services, s’adonne à son activité favorite. Il se place devant le bateau, nous regarde vaguement, et discute le coup avec n’importe quel skipper un peu curieux. On retrouve avec joie et étonnement notre pote Fred, qui était le capitaine de Petit Piment l’année dernière (un bateau copain rencontré en mars 2012 à Barbuda) et qui a fait la transat jusqu’aux Açores. Bref, après 2-3h de ce traitement, nous respirons un peu mieux à bord ! L’après-midi se déroule pépère puisque nous filons dans un café pour manger. Nous allons vite comprendre qu’aux Açores, on mange beaucoup, des plats absolument délicieux, et pour des sommes défiant toute concurrence ! Mais à la fin de la journée, alors que nous digérons encore le repas du midi, nous allons.. au Peter’s bar ! Celui-ci est plein comme un œuf, alors nous prenons notre mal en patience et vidons une bière dehors en attendant qu’une table se libère. Il fait toujours un froid de canard. Quand nous finissons la soirée, nous avons fait le  gueuleton du siècle. Comme toutes les entrées nous tentaient, chacun prend un truc différent, et tous les autres pigent dans son assiette ! Puis arrivent les plats… Des assiettes grandes comme des plats de service, et des aliments délicieux dans des quantités gargantuesques. Le tout là encore pour des sommes dérisoires. Nous ne croyons pas à notre bonheur !

 

Ce matin, nous sommes partis en quête d’une voiture à louer pour quelques jours. Il faut aller chercher Hélène à l’aéroport demain, et y emmener Fred mercredi. Mais avant, détour par la boulangerie du coin : natas traditionnels et petits pains ! Un régal ! Une fois Lam amarré pour de bon (nous sommes amarrés directement au quai, mais les taquets du quai sont minuscules et pas très solides, ce qui nous inquiète un peu vu que Nuit des Temps s’est mis à couple avec nous et nous coince contre le mur. Avec les marées et les rochers pas loin, on se sent pas très à l’aise), nous filons sur l’île. Et là, on s’extasie sur la beauté du lieu. Maisons blanches, petites et jolies, habillées de couleurs vives aux fenêtres, sur les volets, les grilles des jardins. Du vert partout, des fleurs omniprésentes, un paysage fouetté par les embruns ou baigné de soleil. Je me régale les yeux de ces visions de bout de pays qui me ramènent un peu en Irlande, avec les petits murets de pierre qui séparent les champs, les vaches dans les champs, le vert improbable de l’herbe… On meurt de faim (enfin, c’est ce que tout le monde prétend, mais on digère probablement encore les derniers repas !) alors on file vers un endroit qui indique resto et piscines naturelles, une particularité du coin. Resto en question vide comme le cerveau d’un batracien, la petite famille qui tient la place en train de manger elle-même, on s’installe quand même, avec une vue plongeante sur les falaises au loin. Accueil formidable, des sourires, des rires lors de traductions libres des plats, on commande des tas de trucs qu’on ne comprend même pas. Les plats arrivent, chargés comme des arbres de Noël, on se régale une fois de plus, on en revient pas de toute cette gentillesse concentrée dans les gestes et le regard, on se sent choyés… Puis en sortant, on roule plus qu’on ne marche vers les fameuses piscines (les gens d’ici ont aménagé des sentiers dans les pierres qui bordent l’eau et ont parfois aussi conçu des piscines que l’eau de la mer vient alimenter). C’est joli et très original. Mais vu la température, ça ne nous serait pas venu à l’idée de mettre le pied dans l’eau, même avec toutes les calories ingérées. Nous poursuivons la route vers le volcan. En 1957, éruption à Faial : un bout d’île est sorti des flots ! C’est ce bout là que nous allons visiter. Et histoire de perdre un peu des kilos qui menacent de s’installer dans nos bedaines rassasiées, nous faisons le tour du cratère, tout mangé de poussière volcanique qui tournoie dans l’air comme le sable dans le désert. Balade magnifique dans un cadre sauvage, battu par les vents, et habité de goélands qui semblent jouer dans les courants d’air incroyables qu’on trouve dans les hauteurs. On se remplit la tête de tous ces paysages lunaires qui nous laissent penser que nous avons atterri sur une autre planète. Et ce soir, pour faire bonne mesure, retour au Peter’s bar, où je retrouve avec joie ma gang de 6 gars, avec leurs blagues bien grasses, leurs verres de bière et les successions de plats à tomber par terre. Décidément, je n’aurai pas à cuisiner beaucoup dans les prochains jours. Congé ! Voilà qui m’arrange bien. Le plus beau est qu’après tous ces jours de mer, nous avons reçu moult messages et courriels des gens que nous aimons et qui nous suivent. C’est une joie immense que de lire ces petits mots de tendresse, et surtout de savoir que, quelque part en France, nos 3 marmousets profitent d’une famille qu’ils ont très peu connue jusque là et qu’ils pètent la forme. Merci à tous ceux qui les reçoivent et s’en occupent si bien, en particulier Daddy et Granny !

 

Dimanche 6 juin

Nous voilà repartis en nav ! De grands changements depuis la dernière fois, cependant. Le premier étant que nous avons laissé il y a quelques jours Fred à l’aéroport, et qu’Hélène a embarqué ! L’ambiance est différente à bord, et c’est très sympa aussi. D’emblée, nous avons fêté le départ de l’un et l’arrivée de l’un mardi soir au Peter’s bar, comme il se doit, le tout en compagnie du joyeux équipage de Nuit des Temps. On anticipait l’orgie intestinale, alors on a fait un tout petit pique nique le midi, quand on est allés faire la caldeira : le tour du plus grand volcan de l’île. Balade magnifique au demeurant, qui faisait alterner nuages et ciel bleu, pour découvrir des paysages fantomatiques ou rieurs au gré des vents. Bref, grosse fiesta le soir, avec force bières et à grands renforts de vin rouges du coin !

Le lendemain, immersion dans quelques tâches terre à terre, la moindre n’étant pas la protection de Lam. Car nous étions toujours à couple de Nuit des Temps, et coincés comme nous étions contre le quai, la houle qui s’était mise à rentrer dans le port nous faisait faire des caresses un peu trop entreprenantes sur le mur de pierre auquel le bateau était amarré. Comme Nuit des Temps se déhanchait dans le même mouvement, l’effort était rude pour un Lam tout chaviré par ces manifestations de tendresse de tous côtés. Mais au petit matin, c’est Nuit des Temps qui a rompu avec Lam, car avec un chômard arraché, ils ont dû battre en retraite vers un autre coin de la marina… Encore du dégât, et tout ce que cela entraine de réparations pénibles à anticiper… Bref, le capitaine, peu rassuré par ces performances, avait décidé de rester à bord pendant que nous faisions une visite guidée de l’île à Hélène. Avec la voiture, nous avions donc pris le chemin des écoliers pour revoir les paysages à couper le souffle et les points de vue émouvants qui nous avaient touchés les derniers jours. Je pense qu’elle a bien aimé sa virée !

Nuit des Temps nous a ensuite quittés, sachant que nous devions les retrouver à Terceira, retrouvailles qui n’auront finalement pas lieu, faute d’une météo adaptée… Au grand dam de « Lapin », dit François (si vous avez vu le film « Le bonheur est dans le pré », vous savez pourquoi on écrit ça !), qui se faisait une joie de reboire des coups avec le capitaine de Lam…

 

Avant de repartir pour la haute mer, on sacrifie à la tradition des marins transateux… Car il existe une chouette pratique à Horta et dans d’autres coins des Açores. Les marins qui sont arrivés sont tout fiers d’avoir avalé ainsi plusieurs milliers de milles nautiques et ils veulent qu’on s’en souvienne ! Alors chaque bateau a sa petite marque sur le sol ou sur un bout de mur de la marina. Le tout suit une procédure inchangée depuis… très longtemps ! Un membre de l’équipage se dévoue, avec pinceaux et idées créatives. On repère le coin où on pourra poser son bout de souvenir. Là, c’est déjà un peu compliqué : le moindre bout de ciment est utilisé ! Alors on porte généralement son dévolu sur une peinture tellement usée qu’on y reconnaît plus le nom du bateau ou celui de l’équipage. Une fois cette étape franchie, on encadre le futur emplacement de scotch masquant. Coup de peinture pour faire le fond, on laisse sécher. Et quand tout est prêt, on s’y colle ! Et vas-y que je te dessine des bateaux, des soleils, des poissons, en tortillant tout autour les noms des équipiers, du bateau, des endroits visités… Donc je me suis exécutée avec un petit dessin souvenir, juste à côté de nos potes de Nuit des Temps, ce qui n’était que justice quand on repense à nos trajets de transat côte à côte !

 

Hélène est donc arrivée, et avec elle sa fraicheur, sa pêche et sa bonne humeur. Après quelques restos au Peter’s et des discussions à bâtons rompus, ils ont l’air de bien s’entendre, David et elle. Tant mieux, parce que dimanche dernier (le 2 juin), on largue les amarres ! Ce matin, David est au taquet : dès le réveil, il s’arme du balais brosse et se met à récurer le pont, tandis que nous préparons les amarres et que nous rangeons ce qui doit l’être. La veille, nous avions fait un petit ménage, refixé le dinghy avec le kayak et réglé milles petites choses. On est prêt à partir, et première étape : Graciosa. Car après moultes réflexions sur la météo et nos aspirations respectives, on a décidé de faire une halte sur cette petite île qui nous placerait bien pour ce début de traversée. À l’arrivée (de jour !), on hésite un peu devant l’entrée pour le port : elle est minuscule, on se demande même si on va passer. Et pas moyen de faire faire un régime amaigrissant à Lam… On y va quand même et grand bien nous fasse ! Accueil formidable ! Les locaux sont en train de terminer un BBQ à la marina, pour la fête annuelle de l’association des pêcheurs de l’île. Au menu : méchoui de porc, arrosé de bière à volonté. Le douanier nous a vus arriver depuis son bureau, et nous attend patiemment sur le quai. Entre temps, il nous faut bouger le bateau, on s’est amarrés sans le savoir à la place d’un pêcheur. Et là, un miracle se produit : un pêcheur du coin va bouger son bateau pour nous permettre de passer la nuit, sans gêner personne ! Parce qu’il faut savoir que souvent, les plaisanciers sont un peu la bête noire des pêcheurs dans les îles. Car il arrive que nous ne voyions pas leurs casiers et qu’on les arrache sans le vouloir, parce qu’on navigue parfois de nuit alors qu’ils pêchent pas loin, parce que… Bref, le geste nous touche et on en revient pas de toute cette gentillesse, sans qu’on ait rien demandé ! On remerciera le soir même en allant boire un coup avec eux et en amenant un bon sauciflard français.

 

Mardi 4 juin

Graciosa : on a ADORÉ ! Surtout que le jour du départ pour la pleine mer, Hélène et moi avons fait une longue balade de presque 4 heures dans la campagne magnifique de l’île. Au menu : fleurs ébouriffantes, grenouilles dans les bacs où venaient boire les vaches, petits lapins un peu partout, vaches bien avenantes, maisons proprettes et bien entretenues, bordées de couleurs vives sur fond blanc. Vraiment, l’endroit est splendide, et le point de vue depuis la petite église qui surplombe la mer est à couper le souffle. On y aperçoit des champs bien alignés en contrebas, les toits oranges des petites maisons de l’île, des bouquets d’arbres savamment disposés le long des chemins… Après cette petite pause dont nous avons profité tout notre saoul, retour au bateau, où Ben et David ont bricolé pour détecter les origines d’un possible problème électrique. Peine perdue, nous partirons sans savoir de quoi il retourne. Vers 15h, nous décollons finalement, après avoir hésité à rester une nuit de plus. Mais le vent est bien orienté, il faut en profiter ! Largage des amarres et début de cette deuxième partie de transat. Et nous nous sommes vite félicités de notre choix de départ. Vent portant 10-12 nœuds, au travers et grand largue, le pied ! Depuis le temps que Ben nous promettait ça !!! Hélène semble déjà amarinée, tandis que David et moi peinons à garder le contenu de nos estomacs à la bonne place… La houle ne nous sied pas, il faut croire. Et puis les premiers jours sont toujours plus fatigants quand on repart en mer : le corps peine à s’habituer à ces mouvements perpétuels et aux quarts à faire de jour comme de nuit. Je me lâche et leur prépare des petits plats avec la viande achetée aux Açores : sauté de bœuf teryiaki au gingembre, sauté de poulet mariné dans une sauce au citron/huile d’olive/ail/gingembre frais. J’ai même essayé la recette de chou rouge de Mamounia agrémentée de saucisses fumées des Açores ! Le temps est très froid, et nous rappelle l’Europe, ou le Québec en novembre… Les veilles se passent désormais toutes à l’intérieur, et on se réchauffe de boissons chaudes à longueur de journée !

Pour nous occuper, Hélène nous a raconté sa visite au musée de la baleine de Horta. Elle nous décrit les procédés par lesquels les pêcheurs, au début du 20ème siècle, s’y prenaient pour attraper les baleines (1940 seront pêchées avant l’interdiction de la pêche à la baleine). Déjà, un gars faisait le guet depuis la rive (à l’époque, l’endroit était situé à la pointe de l’île de Faial, à l’emplacement actuel du volcan né en 1953), avec une longue vue. S’il apercevait le jet caractéristique des baleines, il prévenait les pêcheurs au moyen de fusées. Les pêcheurs, une fois prévenus, sautaient dans leurs barquettes qui ne faisaient pas beaucoup plus de 4 mètres de long… La chasse débutait, se soldait sans doute assez souvent par des noyades et autres désastres pour les pêcheurs. Mais ils arrivaient à ramener un animal de quelques tonnes qui faisait plusieurs fois la taille de leurs embarcations ! Ils partaient donc, à 5-6 sur une barque, à la voile d’abord puis à la rame, jusqu’au lieu où se trouvait l’animal. En groupe de plusieurs embarcations, ils jetaient alors leurs harpons sur la baleine, et attendaient, parfois des heures, qu’elle meure. Ensuite, ils remorquaient la baleine tuée (sachant qu’ils n’étaient équipés que de petites voiles et de rames pour avancer…) jusqu’au rivage. Dans les villages des Açores, on avait construit pour l’occasion un trou dans les digues qui protégeaient les maisons. Un arc de cercle assez large pour y faire passer le cétacé. On le hissait donc sur la plage, on le décapitait, puis commençait le travail de forçat qui consistait à retirer un par un tous les éléments qui allaient être utilisés par l’homme. Les os étaient broyés en une farine qui servait à nourrir les animaux ou était utilisée comme engrais dans les champs. Le gras était transformé en huile qui était ensuite exportée. Les dents, enfin, étaient récupérées pour la réalisation de travaux artistiques. Ces pêcheurs risquaient chaque fois leur vie pour gagner de quoi nourrir leur famille, et chaque baleine tuée représentait en soi une véritable expédition. Il n’était pas rare que l’animal blessé devienne très agressif et renverse des barques pour tenter de se défendre. Même si je ne cautionne pas du tout ce type de chasse, je peux comprendre l’importance qu’elle avait pour ces gens aux ressources limitées. Surtout dans les conditions d’isolement qui devaient être les leurs. Mais j’avoue être bien contente qu’ils se soient désormais consacrés à d’autres sources de revenus ! Et des baleines, j’en ai aperçu deux hier, et c’était magique, de voir les souffles s’élever dans les airs à une ou deux encablures de Lam, comme de petits nuages concentrés…

 

Jeudi 6 juin

Nuit pourrie. On est repartis en mode « essoreuse », même si ce n’est désormais plus au près serré mais au travers. Il reste que les vagues et le vent se sont renforcés depuis hier soir. Heureusement, voyant que les choses ne s’amélioraient pas et qu’elles étaient pires qu’annoncées par la météo, nous avons mis en place le tourmentin. Dommage, car il y a deux jours encore, Hélène et moi faisions une activité artistique dans le carré, entre collage et aquarelle ! Dommage aussi, car nous étions dans des allures portantes sympas depuis le départ… Il a donc fallu se résoudre une fois de plus à se mettre en mode « survie ». Comme il fait très froid dehors en plus du reste, nous sommes stressés physiquement par la fatigue, les conditions météo, les mouvements du bateau… Tout le monde est assez crevé, et les siestes sont devenues indispensables pendant la journée. Les vagues dehors atteignent près de 4 mètres parfois, et il n’est pas rare que certaines se cognent à l’étrave et arrosent copieusement le pont, jusqu’au poste de barre ! Car nous avons changé d’amure, et pour faire les quarts, il vaut mieux rester à l’intérieur si on ne veut pas finir trempé… Pourtant, David et Hélène arrivent courageusement à passer du temps à l’extérieur pour les quarts, mais équipés de vêtements marins et de salopettes imperméables. De plus, la nuit est devenue plus compliquée à gérer. Autant sur la première partie du voyage, on pouvait se permettre de somnoler dans le carré et lever la tête toutes les 10mn. Autant là, ce n’est plus possible : il y a nettement plus de cargos, sans compter les chalutiers qui n’ont pas toujours allumé leur AIS et ne sont donc pas visible sur notre GPS. Veille active, donc, et du coup plus éprouvante. À l’intérieur, on s’est réhabitué (encore que ce soit nouveau pour Hélène qui n’était pas là pour la première partie) à se tenir aux meubles pour circuler ou effectuer des mouvements de précision. Faire la cuisine est un petit défi en soi, même si je garde les menus simples. Et on a besoin de bien manger, avec tout ce froid ! Ben a tenté deux fois de prendre la météo. C’est là qu’on apprécie d’être en contact avec Fred à terre, car il arrive que le téléchargement des fichiers Grib ne fonctionne pas… Et là, vu qu’on tape dans les 28 nœuds de vent avec une mer formée, on a gravement besoin de savoir à quoi s’attendre pour la suite… Personnellement, je n’ai pas très envie que les choses se corsent un peu plus, même si la voilure est adaptée (deux ris dans la voile et tourmentin) et que Lam se comporte toujours bien dans les vagues…

 

Vendredi 7 juin

Il fait froid. Et quelle que soit la couche de vêtement que l’on peut superposer sur soi, le tout reste froid et humide. La fenêtre du carré restant constamment ouverte pour faciliter l’accès au cockpit, il est difficile de se réchauffer. Mes doigts sont engourdis, et je porte en permanence un foulard pour me tenir chaud à la tête. Je me souviens des paroles de Fred après quelques jours de mer : « je me sens bien au-delà de ma zone de confort ». La fameuse ‘comfort zone’ des anglophones. Nous y voilà. C’est une vie spéciale que celle d’équipier de transat dans l’Atlantique nord. On sort des repères habituels, qu’ils soient visuels, sensoriels, digestifs (sic !)… C’est une expérience totale et intense qu’on peut faire le choix de vivre pleinement ou pas. Personnellement, j’essaie de me mettre au diapason de cette mer formée qui nous agite dans tous les sens, d’habituer mon corps à ces ballottements intempestifs, et à cette froideur. Et c’est curieusement dans ces conditions spartiates et plus difficiles que je retrouve le bonheur simple d’une soupe chaude. La dureté renvoie ainsi directement à la douceur que l’on oublie si vite, une fois les conditions de vie rendues plus faciles par le retour aux habitudes terriennes. Il faut goûter au noir pour apprécier la lumière, sentir le dur pour éprouver le doux, s’habituer au froid pour se lover dans le chaud. Une définition presque parfaite de l’existence, en somme. Sauf que la leçon que j’en tire, est que ce que l’on a tendance à fuir (le froid, l’inconfort, la peur) a des facettes qu’il convient d’apprécier malgré tout. S’habituer au plus simple et au plus difficile permet d’infiniment accueillir ce qui vient, sans discrimination. Un exercice de haute voltige, certes, mais dont les récompenses sont infinies. L’équanimité ainsi gagnée a une saveur de victoire sur le pauvre, sur la maigritude intellectuelle et sensorielle. Il s’agit de tirer la substantifique moelle de tout pan de l’existence, fût il décharné et dénué d’attraits en apparence . Alors j’essaie de m’adapter, de conquérir les mouvements de ce corps qui ne cesse de compenser des changements de centre. Prendre la mesure du défi à relever, et s’y jeter, corps et âme. Je m’y fais d’autant plus facilement que je peux apprécier à sa juste valeur la chaleur quand j’arrive à en avoir, le confort d’un canapé lorsque je suis assise dessus, la saveur d’un repas quand il m’arrive dans l’assiette après un peu de travail aux fourneaux. De retour à terre, j’essaierai de me rappeler de ces moments plus contraints, et de la facilité avec laquelle je contourne les obstacles dans la vie quotidienne avec tout ce qui constitue la vie dans une maison ! C’est un exercice qui requiert de l’attention, de la gratitude aussi. Mais qui donne à chaque chose une saveur particulière. Ça me rappelle un peu cette boutade qu’on dit à propos des marins qui ont passé le Cap Horn : « maintenant, ils ont gagné le droit de pisser face au vent ». Ça en dit long sur l’état des pantalons 😉 mais en même temps, ça donne la mesure de la victoire gagnée contre les éléments !

 

Samedi 8 juin

La journée d’hier a été pour le moins remuante. C’est tout de même la quatrième dépression que nous essuyons depuis la Guadeloupe, et cela tape un peu sur le système et sur le degré de fatigue du corps… Malgré tout, la nuit précédente a été calme, malgré la grosse houle et le vent de 25-28 nœuds, car nous avions installé le tourmentin seul. Il n’empêche, nous avons passé la journée ballottés comme des billes sur une surface mouvante, et nous avons dû développer une musculature sans pareille au niveau des jambes et du dos ! Le rêve pour un kiné, j’imagine !

Grâce à la bonne nuit de la veille, nous étions plus en forme, et nous avons passé plus de temps ensemble dans le carré, à discuter ou à manger, ce qui était bien sympa. C’est vrai que depuis le début de la traversée, ce type d’échange était limité puisque la plupart du temps, il y avait toujours une, deux voire trois personnes en train de faire la sieste pour récupérer de la nuit ! De mon côté, j’ai développé depuis quelques jours une habitude qui me remplit de bonheur chaque matin. Étant donné que je fais le premier quart de la journée (7h-10h), je laisse tout le monde dormir et je fais mes petites affaires. Je prends bien garde de ne pas réveiller Hélène quand vient le moment pour elle de faire son quart (10h-12h), histoire de la laisser se reposer un peu plus longtemps et de grappiller un peu plus de temps. J’en profite pour regarder le soleil se lever, écrire, lire mes bouquins sur le bouddhisme, faire des pancakes ou du pain (comme ce matin)… C’est un vrai bonheur que de retrouver cette habitude de solitude impromptue du petit matin, comme à Montréal lorsque j’étais étudiante. Un moment sacré pour moi, l’aube, et qui me fait chaque fois faire une bonne réserve d’énergie pour la journée. J’espère pouvoir recommencer ce type de routine une fois en France…

Nous allons bientôt pouvoir mettre les voiles. Le vent est tombé à 15 nœuds, et on va enfin pouvoir mettre toute la toile ! Il était temps, car nous avons beaucoup perdu de temps dans la dernière dépression : le tourmentin est une voile parfaite pour la sale grosse houle (parfois jusqu’à 4m de creux) des derniers jours, mais ça n’avance pas beaucoup, du coup ! Alors une fois le tout installé, nous allons pouvoir enfin rejoindre les côtes espagnoles, peut-être nous arrêter à la Corogne avant de trouver une fenêtre pour franchir le fameux golfe de Gascogne. Car celui-là, il vaut mieux ne pas l’aborder au près serré, ni avec des vents trop élevés, c’est un vrai coupe gorge. Ben nous a expliqué que c’est précisément dans ce type de configuration (avec un plateau continental large et qui avance loin dans la mer) que se forment les vagues scélérates qui peuvent faire jusqu’à une dizaine de mètres… À éviter, donc !!! Quoi qu’il en soit, nous espérons avoir beau temps sur le golfe…

 

Lundi 10 mai

Et voilà ! Encore une dépression prévue, et cette fois sur le golfe honni… Mais nous avons mis le paquet pour arriver avant le mauvais temps, et nous devrions passer entre les gouttes ! Les derniers jours ont été plus heureux pour l’équipage. Nous sommes toujours au portant, mais à des allures encore plus abattues puisqu’au grand largue et vent arrière ! Enfin ces allures que nous convoitions depuis des semaines ! Et de fait, c’est très confortable, les vagues nous poussent paresseusement et nous avançons sous genaker ou génois seul avec une bonne vitesse. On est tous en mode « récupération » et comme nous avons franchi hier les abords du cap Finistère, nous comptons presque les heures avant notre arrivée prévue à l’île de Ré mercredi matin ! On a drôlement hâte !

À bord, nous avons des moments plus animés au moment des repas, il y a moins de siestes dans l’air, et c’est bien plus sympa comme ça. Surtout, David et Hélène ont hier soir passé des heures (au bas mot, en ce qui concerne Hélène qui y est restée de 16h à 20h !) à l’avant de Lam, à faire des signes au groupe de dauphins qui sont venus jouer avec eux. Sous les encouragements des humains, les dauphins volaient dans tous les sens et faisaient des prouesses qu’ils n’enchaînent d’habitude jamais aussi longtemps. Il paraît qu’un bébé dauphin est même venu leur rendre visite, à peine plus gros qu’un chat, collé à sa mère… A part ça, pas grand chose de passionnant sur la vie à bord. Côté cuisine, ce sont les soupes que l’on me réclame le plus souvent. Alors j’obtempère et leur concocte des minestrones, des soupes aux lentilles, ou alors c’est pommes de terre/courgettes. Il faut dire qu’il fait vraiment froid à bord, et la veille nécessite que la porte du cockpit reste toujours ouverte… Donc on gèle à loisir, vive l’Europe ! Surtout, après leur petit trip aux dauphins d’hier, nos deux équipiers sont revenus gelés comme des petits glaçons, et ça leur a pris une bonne heure avant de retrouver des couleurs roses ! Autant dire que la bouillote du bord prend son service tous les soirs pour réchauffer les lits, un investissement qui s’est finalement avéré rentable, même si l’usage n’en était pas évident il y a encore quelques mois !

 

Mardi 11 juin

J’aime l’idée qu’on puisse avoir plusieurs vies dans une seule existence. C’est ainsi que je considère notre retour à terre. Nous sommes en train de mourir à la vie de navigateurs, et la gestation va bientôt prendre fin, qui nous fera naître à une nouvelle vie de terriens. Nous arrivons tel un nouveau né, nu et sans autre accoutrement que notre envie de découvrir d’autres territoires inexplorés de notre personnalité. Je me fais l’effet d’une petite inconsciente, une innocente aux mains pleines. Nous repartons en effet de zéro. Dans un pays que nous ne connaissons plus, nous voulons poser des attaches sans plus avoir de nid. Arriver sans être enregistré nulle part, sans avoir beaucoup d’argent devant soi, sans savoir où nous allons habiter dans un mois, sans savoir non plus si nous allons trouver du travail… Un peu les mains dans les poches. Un peu comme lorsque nous avons débarqué au Québec, il y a 13 ans de cela. J’étais alors enceinte de 4 mois, nous ne connaissions personne à Montréal, Ben avait un boulot, mais nous ne savions pas où nous allions dormir le soir de notre arrivée. Mains dans les poches. 13 ans plus tard, force est de constater que le chemin a parfois été difficile, souvent contraignant et stressant, mais toujours passionnant et immensément riche. À presque 40 ans, me revoilà dans cette situation presque absurde pour la plupart des gens, incroyablement fragile et exposée. C’est certains jours une source de stress, mais la plupart du temps, cette perspective me galvanise en même temps qu’elle me met au défi de tout refaire. Planter ses racines, s’assurer que la terre est toujours assez riche en minéraux, que la pluie fait son travail d’humidification, que le soleil est de la partie assez longtemps chaque jour pour réussir à faire pousser le tout. Et me revient à l’esprit toujours la même phrase. Ce vieux proverbe chinois qui a été un genre de slogan pour Ben et moi depuis le tout début : « Si tu veux tracer ton sillon droit, accroche ta charrue à une étoile ». Elle est foutrement loin, la nôtre, d’étoile. C’est pourquoi le sillon sera très très droit !!! Mais à tout prendre, qu’est-ce que l’existence, si ce n’est le vaste champ de notre conscience, celle que l’on doit passer sa vie à faire grandir et à élargir aux dimensions de l’univers ?

 

Trêve de philosophie, et retour sur la mer… L’ambiance à bord est plus débridée. Nous sentons l’arrivée se rapprocher. Déjà, ce matin, on aperçoit la terre sur la carte du GPS, sans avoir à élargir de trop la perspective. Bon signe. On dirait que tout le monde prend un peu la mesure du chemin parcouru, et de la mission accomplie sur soi pendant la traversée. Chacun vit son trajet à sa manière, prenant parfois de petits moments solitaires pour se regrouper autour de ses pensées. Mais on se retrouve ensuite tous ensemble, et c’est de temps en temps très sympa de laisser fuser quelques rires et de partager des moments avec les autres. Hier soir, nous avons ainsi fait un petit jeu : « time’s up ». Il fallait voir Hélène mimer une génisse avec force gestes et imitations !!! Tellement réussi qu’à force de rire et même d’en pleurer de rire, je n’ai jamais réussi à retrouver de quelle bestiole il s’agissait ! On se régale aussi de petits plaisirs cochons, comme les fallafels improvisés au repas d’hier soir, ou le chocolat que nous a ramené Hélène. L’ambiance est aussi au recul, à la réflexion sur ce que nous avons chacun dépassé de peurs et de limites physiques, pour arriver à franchir ce cap intime et personnel qu’a été la traversée d’un océan à la voile. On ne réalisera probablement que bien plus tard ce qui aura été en jeu à notre insu lors des moments difficiles, quand le bateau tapait dans les vagues et que le vent menaçait à tout moment de briser nos résistances, ou lorsque nous attendions avec impatience le retour au calme d’une mer déchainée qui n’offrait qu’agitation et mouvements désordonnés. Toutes les expériences profondes que j’ai vécues jusqu’alors ne me sont apparues comme telles que des mois, des années plus tard. On dirait que cela prend comme une digestion émotionnelle et intellectuelle. Le corps apprend, et la tête enregistre le tout beaucoup plus tard. C’est ainsi. Et c’est peut-être, sans doute, pour le mieux. On ne prend la mesure de ce que l’on traverse de fort et d’ « élevant » qu’avec la longueur du temps. Ça me rappelle Lafontaine : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage ». Sagesse ultime que nous allons expérimenter une fois de plus, à notre insu, au cours de cette prochaine vie qui débute dans quelques heures. Je me sens très vieille, et toute neuve aussi. Curieux, non ?

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