Jachère créative

Il arrive parfois qu’on tombe en ce que j’appelle une jachère créative. Un de ces moments particuliers où rien ne semble pousser dans notre cœur, notre tête et nos mains. Pas la plus petite ombre d’une idée. Pour une personne qui a l’habitude de créer, ces périodes peuvent sembler interminables. Incompréhensibles, là où d’autres, peu habitués à créer, ne détectent pas de changements dans leur façon de vivre… Mais il peut être très déstabilisant de voir ainsi le puits à inspiration paraître aussi vide tout à coup. Je vous invite à considérer autrement ces instants de création en attente.

Une des personnes qui m’a beaucoup enseigné à ce sujet était un salarié avec qui j’avais beaucoup discuté. Sa femme était atteinte d’une maladie chronique très handicapante, et lui, à l’approche de la retraite, n’avait qu’une envie : mettre un terme à sa vie professionnelle et profiter du temps qu’il aurait avec elle. Seulement il devait continuer à travailler, et y arrivait de moins en moins bien. Tant en raison d’une santé défaillante qu’à cause d’un moral en berne. Il me racontait qu’il aimait peindre. Il m’avait montré des photos de ses huiles, qui étaient considérables et avait suscité l’enthousiasme et l’admiration de tout son entourage. Croyant bien faire, je l’avais fortement encouragé à reprendre la peinture, qu’il avait laissée tomber. Il me répétait qu’il lui était impossible de peindre. Je pensais que la peinture l’aiderait à passer ce cap, voyant là un moyen. Mais la peinture était pour lui une fin en soi. Une sorte de débordement joyeux qui découlait de sa propre joie de vivre, et non ce qui pouvait la déclencher.

J’ai beaucoup et longtemps réfléchi à sa situation. Jusqu’à éprouver en moi ce sentiment de jachère. Lorsque l’on s’éloigne de soi et que l’inspiration finit par prendre la poudre d’escampette, ne se sentant plus accueillie avec le détachement et l’espace nécessaires. Au départ et durant longtemps, ce désert m’a fait peur. Il ne ressemblait pas à ce que je connaissais. Je pensais avoir perdu ce qui me faisait écrire, peindre, chanter… Et j’ai attendu. Avec la démarche de méditation qui est la mienne, j’ai voulu comprendre. Le salarié et moi, on était finalement dans la même galère, et je n’avais pas la clé. Il a fallu trouver le moyen de passer au travers de cette période bizarre où rien ne semble bouger dans le paysage mental, où même les rencontres les plus incroyables ne suscitent pas de mouvement, de rêveries et de pensées flottantes. J’ai fini par observer ce qui se passait. Mais au-delà d’une analyse quelconque, j’ai senti que ce moment était en réalité une sorte de fabrication de compost intellectuel et émotionnel. Mon intérieur se reposait simplement. Il faisait le plein de silence, comme on emmagasine de l’or dans une cave soigneusement cachée. Le silence est d’or. Celui-ci, qui m’intriguait et déstabilisait mes idées toutes faites sur la vie créative, était en réalité porteur d’images et de rêves qui allaient nourrir les créations futures. Je n’avais qu’à y croire, et à me laisser porter.

Plus tard, ce salarié a fini par partir en retraite anticipée. Cela a pris quelques mois seulement. Je ne l’avais pas revu avant son départ. Je l’ai croisé un jour dans la rue, par hasard (même si je doute qu’ils existent !). Il avait un sourire immense, sa chérie perchée à son bras, et il semblait être le plus heureux des hommes. Nul doute qu’il avait repris la peinture. C’est de là que vient l’inspiration : du mouvement pur de la vie. On ne peut l’alimenter de force, c’est lui qui se charge en éléments comme l’eau tire les minéraux de la roche.

J’ai donc décidé à l’avenir de laisser l’inspiration suivre ses méandres dans le cours de ma vie, sans plus chercher à la contrôler ou à l’appeler de mes vœux. Et lorsqu’à la faveur d’un moment de doute, de peur, de repli elle fout le camp, je laisse les choses se faire. Je sais que ce repos est nécessaire et augure des périodes vivantes et fructueuses à venir…

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Créativité chérie, je crie ton nom

Elle s’était faufilée dans une forêt dense et impénétrable. Je l’avais poursuivie, courant à perdre haleine à sa suite, convaincue que je la perdais pour toujours. Rétive, elle ne voulait plus rien savoir de moi. Je l’avais vexée, occupée que j’étais à faire ce qu’on me disait, à remplir le temps jusqu’à ce que plus rien ne puisse rentrer dans ma coupe des secondes. Plus rien. Pas la moindre petite miette de temps. Si bien qu’elle avait pris la poudre d’escampette avec un soupir déçu, le laissant flotter longtemps à l’endroit où auparavant elle s’amusait avec moi.

Elle a fichu le camp, et je suis restée seule. Bien seule. Me demandant comment la faire revenir. Mais poursuivant avec un acharnement aveugle mes activités dans tous les sens, tout en me débattant avec des tâches à accomplir qui n’avaient même plus de sens à mes yeux. Je les accomplissais pour les autres. Ces autres qui savaient mieux que moi comment occuper ce temps que j’avais dans les mains. Je les écoutais, d’une oreille distraite, fixant de mes yeux les arbres qui bordaient la forêt par où elle s’était enfuie. Le cœur resté dans ses bras, occupé encore à entendre ses rires qui fusaient lorsqu’on avait trouvé ensemble un jeu qui nous enthousiasmait.

Puis j’ai décidé que c’était assez. J’ai rendu le tablier, les armes, les tâches et les outils. J’ai planté là tous ces gens qui savaient pourquoi j’étais là et qui faisaient comme si je l’avais toujours su moi-même. Tous ceux qui ont l’habitude d’avancer dans la vie comme on traîne une brouette sur une plage de sable. Avec difficulté, et ce sentiment du devoir qui n’éblouit qu’eux-mêmes. Je suis partie en courant, légère, pour la rejoindre. Il m’a fallu marcher longtemps. J’ai dû traverser des paysages au ciel bas, fouler des sentiers boueux, rattraper mon indocile qui avait élu domicile au plus profond de sa forêt. C’est là que je l’ai vue. Perchée dans son arbre, et qui me considérait, pensive. Elle est descendue et m’a regardée un long moment. Il s’agissait pour elle de savoir si j’avais changé, si j’étais prête. Elle a dû comprendre que oui. Alors elle m’a prise dans ses bras, et nous sommes parties, toutes les deux. Nous avons trouvé cette maison au bord de la mer, une petite cabane de bois au toit pentu qui fait un triangle qui descend jusqu’au sol. C’est là que nous avons choisi de jouer, toutes les deux. Et ma petite fille intérieure bondit de joie à chaque fois que nous trouvons une nouvelle façon de faire galoper le temps. Celui qui reste et qui désormais nous appartient.

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